(Billet 928) – Emmanuel Macron, Khalifa Haftar et les droits de l’Homme à double vitesse
A un sénateur français, le président Emmanuel Macron a dit, selon le Canard enchaîné du 20 septembre dernier, qu’il « ne pardonnera jamais » l’affront qui lui a été fait par le Maroc, en l’écoutant à travers le logiciel espion Pegasus. Le Maroc a nié le fait, esté et été débouté, car selon la justice française, « un journal ne peut être poursuivi par un Etat ». Cela tombe bien, l’Etat français ne pourra pas poursuivre en justice le collectif de périodiques, dont Mediapart, qui a montré sa collusion au plus haut niveau avec des Etats autocratiques en leur vendant le logiciel espion Predator (ou Cerebro ou encore Eagle). Mais il aurait pu démentir…
Il existe une nouvelle tendance dans le journalisme occidental, en l’occurrence des journalistes qui se transforment en enquêteurs, cherchent, fouillent, recoupent, révèlent et publient. Ce n’est pas toujours la vérité, c’est souvent non prouvable, mais il appartient aux organismes ou aux Etats incriminés de nier, démentir, aller en justice, se disculper. Dans cette affaire de spywares (logiciels espions) vendus par la France depuis 2017 à des pays autoritaires et/ou sous embargo militaire, au vu et au su des plus hautes de leurs autorités, le Paris officiel n’a rien dit, surtout quand l’enquête journalistique révèle que l’enquête tout court a été bloquée par le procureur général et le ministre de l’Economie. Et, par un curieux hasard, dans le pool journalistique EIC (European Investigative Collaborations), le seul Français est Mediapart ! Pas de Monde, ni de Libération, ni de Figaro, ni de Marianne, rien ; et aucun de ces titres n’a repris le travail de Mediapart et de la quinzaine d’autres périodiques… il est permis de s’interroger sur la chose.
Revenons aux affaires d’écoute et d’espionnage où le plus surprenant n’est pas le travail des services de renseignements – qui, comme leur nom l’indique, se renseignent – mais le traitement qui est réservé par un pays puissant à un autre, moins fort que lui. Ainsi, quand en 2013, il était apparu que le président Obama se délectait des informations à lui fournies par sa communauté du renseignement, Angela Merkel et François Hollande s’étaient contentés de murmurer du bout des lèvres que… c’est pas gentil ! Mais quand les soupçons d’écoute se sont portés sur le Maroc, alors le même M. Macron était monté aux nues, et la presse de son pays aussi (malgré les dénégations du royaume), cette même presse qui ne dit rien aujourd’hui sur Predator/Cerebro. L’Etat et les médias français sont passés maîtres dans l’approche « deux poids, deux mesures », mais là, c’est de l’art, du grand art…
Et donc, qu’a publié Mediapart et les autres titres du consortium ? Que la France d’Emmanuel Macron aurait vendu des logiciels espions à des pays comme l’Angola, la Libye, la Syrie, le Vietnam et autres régimes riants, avec semble-t-il, selon l’EIC, l’assentiment voire la bénédiction et même les encouragements du président et de ses plus proches collaborateurs.
Le problème est donc que ces opérations barbouzardes non avouées ont impliqué personnellement le chef de l’Etat et Alexandre Benalla, l’homme à tout faire qui a tout fait durant les premiers pas de son patron à l’Elysée, avant de chuter après un faux-pas. Dans ces opérations de vente des logiciels espion, M. Benalla a agi d’un commun accord avec l’Elysée, et cela s’est effectué dans un incroyable maëlstrom financier d’achats/ventes d’entreprises, une constellation de raisons sociales et une avalanche d’acquisitions de logiciels espion par l’acquisition des sociétés détentrices des brevets. L’enquête d’EIC à ce propos est très édifiante.
En un mot, Paris a entretenu officieusement des liens avec des régimes qu’il critiquait dans les déclarations officielles. Paris a soutenu ces régimes aux mains tachées de sang et leur a même fourni des instruments pour améliorer leur répression, malgré la CPI, l’ONU et la « communauté internationale ». L’un des exemples les plus frappants, détaillé par le collectif EIC, est le cas de la collaboration française avec le « maréchal » Haftar,. Cet homme, chef de l’Armée nationale libyenne basée à Benghazi, dans l’est libyen, est soupçonné en 2014 de crimes de guerre par la procureure de la CPI, et il est exclu de la coalition formant le gouvernement d’entente nationale de Tripoli reconnu en 2015 par le Conseil de sécurité de l’ONU. Cela n’a pas empêché M. Haftar d’être reçu en grande pompe par Emmanuel Macron en juillet 2017, de se voir souhaiter des « victoires » par l’alors ministre des Affaires étrangères (et anciennement de l Défense) Jean-Yves Le Drian. C’était en 2018, un an avant que le « maréchal » lance une offensive sur l’ouest libyen, contre le gouvernement légitime reconnu par l’ONU, laissant après son départ des missiles américains que la France avait acheté aux Etats-Unis et qu’elle avait fourni aux troupes de M. Haftar. En 2020, ajoute le consortium de journalistes, la France livre son matériel d’écoute et d’espionnage sur internet au camp Haftar, toujours au moyen de très complexes montages juridico-financiers. Et quand la justice s’empare de l’affaire, alors que la Libye est sous embargo sur les ventes d’armes et que Khalifa Haftar est toujours sous enquête pour crimes de guerre, le procureur antiterroriste et le ministre de l’Economie Bruno Le Maire s’opposent de toutes les manières possibles à soutenir et protéger les enquêteurs. A la place, ils protègent les vendeurs du matériel.
Alors donc, du fait que les médias français ne se posent pas la question, voire regardent ailleurs, il est permis de s’interroger sur ce silence médiatique, sur la complicité/protection au plus haut niveau de l’Etat français d’activités illégales en France et dans le droit international ; pourquoi les vendeurs, Nexa et Intellexa, ont-ils tenu à se dissimuler derrière un écran de sociétés et à s’implanter dans plusieurs pays d’Europe et du Golfe ? Comment expliquer que tout cela, toujours selon l’EIC, se soit produit en toute connaissance de cause du président Macron et de certains de ses plus proches collaborateurs ? Pourquoi le procureur du parquet antiterroriste, proposé et fortement appuyé par le gouvernement, a-t-il entravé l’enquête sur les ventes de matériel interdit au camp d’un potentiel criminel de guerre ? Pourquoi le ministre de l’Economie n’a-t-il pas entrepris les démarches nécessaires pour laisser cette même enquête suivre son cours ? Pourquoi l’Elysée ne dit-il rien et que personne ne lui demande rien ?
La très longue enquête de l’EIC révèle un large éventail d’irrégularités et de complicités de la France officielle, agissant officieusement, sur plusieurs pays, agissant de plusieurs manières, avec plusieurs sociétés. Des agissements mafieux, que l’on aurait très difficilement pu imputer à l’Etat français sans les révélations de cette enquête. Et, plus surprenant encore – du moins pour ceux qui croient encore à la pertinence et à l’objectivité des médias français –, le silence des journaux et du Monde en particulier… le Monde qui a publié tout récemment un article sur Predator Files et dont l’auteur ne dit rien sur les complicités françaises, se contentant de choisir Madagascar comme l’un des pays clients, pour lui imputer tous les maux du monde.
Pourquoi les médias français ne se sont-ils pas intéressés, ou impliqués, dans le consortium de journaux ayant enquêté ? Soit que ce genre de groupement n’est pas crédible, et alors quelle est la valeur et la pertinence des enquêtes passées ? Soit que ce type d’enquêtes journalistiques est opportun, et dans ce cas la question de l’absence des médias français dans l’EIC se pose avec acuité !
Décidément, la France officielle et médiatique de M. Macron n’est plus cette France respectable et respectée d’avant ; elle est de plus en plus surprenante, comme ses médias, et de plus en plus déconcertante, comme ses dirigeants…
Aziz Boucetta