(Billet 1049) – Mieux vaut une jeunesse engagée qu’une jeunesse enragée
C’est une scène curieuse qui s’est déroulée ce week-end à l’Ecole supérieure de technologie de Casablanca. Le doyen de la faculté de sciences de Ben Msik, invité pour remettre des prix à la cérémonie de fin d’année, a refusé de décerner le sien à une jeune étudiante pour le motif qu’elle a osé se présenter en toge universitaire et keffieh palestinien. Il lui a demandé de le retirer, elle a refusé, et le doyen s’est alors lui-même retiré de la scène, sans remettre son prix à la jeune lauréate. Tollé sur les réseaux, mais les avis sont partagés.
C’est sa liberté d’expression à lui aussi, si tant est qu’il n’y ait pas eu de violence ou de brutalité, et il n’y en a pas eu, donc il s’est exprimé. En avait-il le droit ? Oui, certainement, nul ne peut lui dénier, à son tour, son droit d'expression, tant que c'est dans un cadre légal… le bon goût et la légitimité sont autre chose. Mais n’y a-t-il pas par ailleurs et pour la fonction qu’il occupe une obligation de réserve, de retenue, de pédagogie, consistant à laisser l’expression se libérer sans intervenir ? Oui, incontestablement aussi. Avait-il le droit de toucher cette jeune femme et d’esquisser le geste de lui prendre son keffieh, même sans violence ? Non, définitivement non ! Il serait intéressant de scruter une éventuelle réaction de son ministère de tutelle ou de la présidence de l’université Hassan II, s’ils sont au courant de l’incident…
La jeune fille, elle, s’est exprimée par deux fois, en portant son keffieh et en refusant de se soumettre à l’injonction du doyen… et c’est heureux, car c’est ainsi que doivent aller les choses… Avait-elle légitimité pour faire cela ? Oui, mille fois oui, comme ses jeunes pairs européens, asiatiques, africains et américains qui ont bloqué leurs universités et considérablement embarrassé leurs dirigeants académiques. C’est sans doute pour éviter cette gêne et cet embarras que d’autres universités au Maroc ont annulé leurs festivités de fin d’année… Peut-être, les concernés connaissent la réponse.
Que cherchait au juste le doyen et quel était son argument ? Que la jeune femme exprimait une opinion politique dans une enceinte académique. Soit, mais quelle meilleure agora que l’université pour exprimer ses idées, les défendre, apporter des arguments, engager les débats ? Or, l’étudiante, en portant son keffieh, pouvait exprimer l’une ou l’autre des deux positions de soutien à la Palestine meurtrie ou de solidarité avec le peuple palestinien exposé à la folie meurtrière d’un gouvernement en folie. Le doyen est-il dans son rôle en empêchant cela ? Chacun appréciera, mais il semblerait que laisser la parole des jeunes se libérer, quand elle est de cette nature et pas sous le format « Khouti lemgharba », serait salutaire pour le pays… Le doyen aurait dû comprendre cela, étant entendu que la position de l’Etat marocain va dans le sens de la jeune étudiante, en l’occurrence dénoncer pacifiquement les crimes commis et exprimer vigoureusement sa solidarité, et sachant que la diplomatie marocaine a même résolument condamné les agissements israéliens à Gaza.
Alors, quand un(e) jeune s’exprime, il est malsain de le brider, car ce n’est pas la première fois ! D’autres jeunes sont emprisonnés, jugés, condamnés, embastillés pour avoir tenu sur les réseaux des propos qui n’épousent pas la doxa officielle et communément admise. Ainsi par exemple de ces deux jeunes rappeurs condamnés à 2 ans ferme chacun pour une chanson certes vigoureuse et virile, mais une simple chanson, qui aura par ailleurs fait quelques millions de vues en quelques semaines. Par bonheur, la cour d’appel a réduit ces deux peines à quatre mois pour chacun des deux jeunes hommes ; c’est bien mais comme on ne commente pas une décision de justice, alors ne la commentons pas ! Le chef d’inculpation d’ « incitation de mineurs à la débauche ou à la prostitution » est inapproprié car ces rappeurs ont décrit des faits de société qu’ils observent dans leur quotidien mais dont ils ne sont pas responsables.
Dans la réalité, pour les quinquas et plus, les propos tenus sont des bêtises, mais sont aussi des vérités ou des réflexions pour les quadras et moins. De quel droit les premiers empêcheraient-ils les seconds de vivre leur temps, dans leur temps, avec leur temps ? Les premiers avaient Larbi Batma, les jeunes ont Dounia Batma, chacun son époque ; les premiers s’instruisaient avec Abdallah Laroui, les seconds, quand ils lisent, se divertissent avec Fouad Laroui ; chacun, oui, son époque.
Cette jeune étudiante qui a exprimé sa solidarité ou son opinion, ces deux jeunes rappeurs qui ont chanté les travers de la société, sont dans leur rôle, et le Maroc, à travers des professeurs/doyens comme celui de Ben Msik, ou des juges comme ceux de la première juridiction de Fès, ne devraient pas les brimer mais les protéger, pas les museler mais les soutenir, les appuyer et, au besoin, les féliciter.
Si le Maroc institutionnel a mal à sa jeunesse, il la réprime ou essaie de la museler, et si la jeunesse a mal à son Maroc, elle le quitte ou crie son désarroi. Dans l’un et l’autre cas, nous serons tous perdants.
Aziz Boucetta