(Billet 825) – La sainte et feinte colère d’Abdelilah Benkirane

(Billet 825) – La sainte et feinte colère d’Abdelilah Benkirane

Quand l’ancien chef du gouvernement et actuel chef du PJD s’indigne, il le dit, et quand il s’irrite pour une sainte raison, il en fait même une vidéo de 40 minutes de monologue, sans doute intéressant mais monologue quand même. Le sujet de son ire ? La question de l’égalité hommes-femmes en héritage. Une idée explosive selon Ssi Benkirane, qui y voit une menace d’implosion de la société marocaine. Alors sa colère est sainte mais également feinte car le calcul politique est toujours là…

Quarante minutes donc à décortiquer, expliquer, soliloquer sur la problématique de l’égalité des hommes et des femmes en matière d’héritage. Une hérésie, selon l’ancien chef du gouvernement, au motif que le mode successoral en terre d’islam fait l’objet de versets explicites et univoques du Coran. Sans doute, mais ce n’est pas à lui de le dire ; Ssi Benkirane est un homme politique, pas un théologien. En revanche, il est dans son droit et dans son rôle de mettre en garde contre les risques de déstabilisation sociale du pays. Les concernés en prendront note.

Fort bien, alors M. Benkirane a exprimé son avis, très honorable au demeurant. Il devrait donc accepter que d’autres donnent le leur, sans pour autant qu’ils fassent l’objet de sa vindicte ou de l’opprobre de la société. Plus, le chef du PJD, en homme politique qui a des droits et des devoirs aussi doit non seulement accepter les avis contraires, mais aussi les solliciter et les défendre au regard d’une société facilement irritable sur ces questions. Cela s’appelle un débat sociétal, contradictoire, et c’est ainsi qu’une société avance.

Que les opposants à l’égalité en héritage parlent, et déroulent leurs arguments. Puis qu’ils écoutent les autres, qui exposeront leurs thèses. Mais les deux camps, convaincus et œuvrant à convaincre, sont tenus d’accepter les règles du jeu démocratique : essayer de persuader et d’imposer leur point de vue, mais admettre aussi la possibilité que les arguments de leurs opposants puissent être rationnels ou même meilleurs, et donc dans ce cas envisager de s’incliner. Et dans tous les cas, surtout celui, ô combien prévisible, où les deux camps entretiennent un dialogue de sourds, ils pourraient parvenir à une solution intermédiaire, celle par exemple du testament, s’il n’est pas expressément et univoquement interdit par le texte sacré.

De ce fait, ce type de discussion devrait voir le jour dans ce pays, entre sachants des deux bords, sur cette question de testament. Les textes coraniques sont tantôt univoques tantôt équivoques, et la distinction ne fait pas unanimité sur les sens, tant pour des questions sémantiques que philosophiques...

et même parfois de ponctuation ou de structuration. En revenir à la philosophie d’Ibn Rochd serait une méthode pour avancer, dans l’interprétation par la démonstration, en se fondant sur les différents écrits et instruments apportés par la très riche philosophie islamique.

Cela étant, Ssi Benkirane avait appelé à voter oui à la constitution. Avait-il lu l’article 19, qui dispose que « l'homme et la femme jouissent, à égalité, des droits et libertés (…) dans le respect des dispositions de la Constitution, des constantes et des lois du Royaume » ? Oh, l’ancien chef du gouvernement pourrait ne retenir que le terme « constantes », dans son sens religieux, mais alors il devrait expliquer pourquoi il existe dans la religion d’autres constantes constantes… plus constantes que d’autres, certaines étant amendées ou abandonnées, d’autres non.

Plus grave, cependant, dans les propos d’Abdelilah Benkirane, le fait qu’il semble vivre en retard d’un siècle, voire plus, quand il s’étonne que certaines femmes puissent participer aux frais de leur ménages, alors que rien ne les y oblige, car l’époux serait tenu de pourvoir aux dépenses de ce ménage… Et bien plus grave aussi, préoccupant, inquiétant même est cet appel à ne pas adhérer à la thèse de l’égalité et à ne pas assister à ces conférences.

M. Benkirane sait-il qu’il est des choses aujourd’hui qui ont évolué, qu’il existe une chose qui s’appelle la révolution numérique, que ChatGPT révolutionne le monde et que ledit monde va très vite, tellement vite que ceux qui n’avancent pas à sa vitesse fatalement reculent ? Et comment avancer à la vitesse du siècle quand les membres d’une société ne sont pas égaux en raison de ce qu’ils ont, ou n’ont pas, comme attributs physiques de puissance ? Comment avancer quand tant de personnes encore quittent ce pays, entre autres en raison de cette discrimination et du manque de dialogue, voire du refus de dialogue autour de questions religieuses ?

Le chef du PJD en appelle à la Commanderie des croyants, c’est heureux, mais dans un sens unique, celui de faire sa lecture et donc d’interdire l’évolution. Mais la Commanderie des croyants tranche en faveur de ce qui est le mieux pour la société, laquelle ne se divise pas que seulement par le facteur du nombre, mais aussi par ceux de l’intellect et de l’apport économique.

Abdelilah Benkirane, en personnage tout de même significatif de la scène politique, ne doit pas verser dans un populisme facile et freinant, mais serait grandi de s’ouvrir sur le dialogue et d'accepter le débat. Il doit pouvoir le faire en réduisant son positionnement saint et son énervement feint.

Aziz Boucetta