(Billet 812) – Maroc/France : ce n’est pas (encore) une rupture, mais une fracture

(Billet 812) – Maroc/France : ce n’est pas (encore) une rupture, mais une fracture

Au Maroc, et ailleurs aussi, on apprend qu’une personne est nommée à une haute fonction publique, mais on annonce rarement son départ, qui intervient en règle générale par son remplacement par quelqu’un d’autre. Lorsqu’on communique sur une fin de fonction, cela reste une exception, et une exception est rarement fortuite. C’est ce qui vient de se produire avec l’annonce de la fin de mission de Mohamed Benchaâboun en qualité d’ambassadeur du Maroc en France.

Ce matin du 10 février, une information surgit dans les rédactions, venant d’on ne sait où, même si on s’en doute un peu. Le texte est aussi laconique qu’inhabituel, aussi sec qu’éloquent : « Suite aux instructions royales, il a été décidé de mettre fin à la mission de Mohamed Benchaâboun en tant qu’ambassadeur de Sa Majesté auprès de la République française, à compter du 19 janvier 2023. Ce communiqué sera publié au Bulletin Officiel ». Sur ce communiqué, les médias marocains sont inégalement divisés ; les uns, nombreux, estiment que ce texte est la subtile mais explicite manifestation d’une colère marocaine, royale, et un autre considère que cette interprétation est mauvaise et qu’il ne s’agit, selon des « sources », que d’une procédure normale.

La procédure est sans doute normale et ordinaire, pour mettre fin à la mission d’un ambassadeur, de surcroît désigné à une autre fonction ; mais bien d’autres choses ne sont pas « normales » :

1/ Un ambassadeur est nommé sur proposition du ministre des Affaires étrangères et du chef du gouvernement, mais la fin de mission de M. Benchaâboun est décidée sur seules « instructions royales » ; pour rappel, quand Mohamed Boussaid avait été limogé en 2018, le communiqué du cabinet royal précisait que cette décision avait été prise « après consultation du chef du gouvernement » ;

2/ Le timing. L’annonce est faite trois semaines après l’effectivité de la décision, mais deux jours après le rappel de l’ambassadeur algérien en France. Comment, et pourquoi, ne pas faire le lien, connaissant la « triangulaire » Rabat/Paris/Alger, ou « le ménage à trois » comme le dit si élégamment l’ancien ambassadeur de France en Algérie Xavier Driencourt ;

3/ Le choix du 19 janvier. M. Benchaâboun est nommé à une autre éminente fonction le 18 octobre 2022. Pourquoi, pour annoncer sa fin de mission, avoir attendu trois mois et choisi précisément la date correspondant au vote du parlement européen, où le parti de M. Macron était directement à la manœuvre, et qui a mis en émoi le parlement marocain (séance groupée des deux Chambres, déclaration solennelle et courroucée dudit parlement, réévaluation des relations…) ? A ce niveau de responsabilité, les coïncidences sont plutôt rares. Le prédécesseur de M. Benchaâboun, Chakib Benmoussa, avait bien mené la cogitation nationale sur le développement tout en restant accrédité à Paris et sa fin de mission n’avait jamais été annoncée,

4/ Eu égard à cette annonce, la question mérite d’être posée de savoir si M. Benchaâboun a effectué la traditionnelle visite d’adieu à Emmanuel Macron, qui ne l’avait reçu que sept mois après son arrivée dans la capitale française, un délai très long pour plusieurs diplomates interrogés ;

5/ Enfin, avec la publication de ce communiqué dans ce timing particulier, le Maroc « invente » encore une fois une nouvelle gradation dans les usages diplomatiques. Outre la rupture de relations, la réduction du niveau de représentation ou le rappel de l’ambassadeur pour consultations, le Maroc avait inauguré un nouveau degré avec la suspension de toute relation avec une représentation diplomatique sur son sol (2016 avec l’UE, Allemagne en 2021) ; aujourd’hui, avec l’annonce officielle et visible d’une fin de mission, Rabat brandit un « instrument » diplomatique inédit.

Non, décidément, cette annonce n’est pas « normale » ; elle a donc une signification.

Le Maroc officiel n’a pas pour habitude de faire de tels communiqués sans en peser tous les mots, surtout en période de tension avec « un allié historique et stratégique » comme la France. Comment ne pas s’interroger sur cet ensemble de faits et nier qu’on en attend des effets ? De la France principalement, pays concerné où le Maroc n’est plus représenté, situation qui peut durer longtemps, connaissant les manières de procéder du palais royal.

La France, pour sa part, a bien envoyé un ambassadeur à Rabat, mais malgré les louables efforts de ce dernier pour se rendre visible et audible, les choses paraissent stagner pour lui et cela risque de ne pas changer tant que l’Elysée – puisque c’est lui qui a la main – n’aura pas clarifié les choses, dans l’une ou l’autre des deux directions suivantes.

1/ La France de M. Macron persiste à câliner les militaires algériens malgré leur comportement erratique, leur politique peu fiable et leurs perspectives peu viables, dans l’objectif de traiter « différemment » cette affaire intérieure qu’est l’Algérie pour la France, et dans ce cas, la fracture avec le Maroc pourrait aller jusqu’à une décision de rupture. Cela prendra des années, une génération ou deux peut-être, mais sera irréversible. Une telle rupture, bien plus grave que diplomatique, s’accélérera quand les Marocains commenceront à se défaire de leurs biens ou leurs intérêts en France.

2/ La France décide de faire de la real politik, en considérant que les 10 millions de Français en relations avec l’Algérie (binationaux, descendants de Français d’Algérie, de Harkis…) attendent une démocratisation réelle à Alger, en rompant avec cette politique de conciliation que le régime algérien prend pour de la faiblesse, et en haussant le ton. Faire de la real politik, c’est aussi, pour M. Macron, de mieux calculer les intérêts de son pays au Maroc et, à travers lui, en Afrique francophone où la France perd du terrain, rapidement et sûrement.

Le message envoyé par le « communiqué Benchaâboun » est clairement brutal, mais aussi et surtout brutalement clair, et il semble dire en substance ceci : nous sommes sérieux, on ne joue plus ; faites ce que vous voulez en Algérie, cela vous concerne, mais clarifiez vos positions avec le Maroc.

Pour une telle bascule, d’autres décisions devront être prises, avec une continuité dans l’action, une consolidation des institutions nationales, une économie mieux tenue et une diplomatie plus, et surtout mieux, offensive. Mais cela est une autre affaire…

Aziz Boucetta