(Billet 335) – Dis-moi le nom de tes rues, je te dirai qui tu es et ce que tu fus…

(Billet 335) – Dis-moi le nom de tes rues, je te dirai qui tu es et ce que tu fus…

Il est quand même étrange qu’une nation aussi vieille que le Maroc puisse peiner à trouver des noms de rues qui exaltent son passé… La dernière polémique sur les noms de certaines rues de la bonne ville de Temara ramène cette question sur le devant de la scène. Est-il normal qu’avec un millénaire et demi d’histoire et de présence en Europe et en Afrique, nous éprouvions tant de mal à trouver des noms de gens illustres auxquels la Nation pourrait utilement être reconnaissante ?

Jadis, au Maroc, dans les agglomérations, les rues portaient des noms de lieux ; derb el hammam, derb el ferrane, derb al Marstane, … ou de familles, ou encore de métiers. C’était l’époque où le pouvoir politique n’avait encore aucun intérêt à attribuer des noms à des voies. Puis, les temps changeant et la politique aidant, les autorités en place ont peu à peu supplanté les noms créés par l'usage populaire, et les arrière-pensées ne sont jamais loin, voire jamais absentes.

Le Maroc, on le sait, est un royaume… et comme tous les autres royaumes, les noms des membres les plus importants de la famille royale parent les rues et (surtout) les boulevards. Les noms des anciens monarques aussi – de la dynastie alaouite et de celles qui ont précédé –, quoique sur des voies moins importantes. Puis on en arrive aux autres noms….

Baptiser une rue, un boulevard, une avenue, un rond-point, un espace ou un jardin participe du récit national, exaltant les grands moments de l’histoire du pays et célébrant les grands hommes et les grandes dames qui ont marqué son passé, lointain ou récent. Partant de ce principe, la logique est plutôt respectée… On lira les noms de grands rois, de chefs militaires illustres, de politiques dévoués, et on ne trouvera pas les noms des personnages honnis, donc bannis, de l’Histoire. Ainsi, Casablanca a un boulevard Ba Hmad, mais pas une rue Bouhmara, ce qui est normal.

On peut aussi célébrer des personnages étrangers illustres, universels, comme Pasteur, Roosevelt, Ghandi, Victor Hugo, mais là, avec ce dernier, on entre dans la logique coloniale, car pourquoi Hugo et pas Shakespeare, pourquoi Stendhal et pas Cervantes ?... ou dans la logique panarabiste qui explique d’avoir baptisé une rue de Casablanca du nom de Khalil Matrane (journaliste et écrivain syrien)… ou...

encore la logique fondamentaliste, comme les noms qui ont agité (une partie de) l’opinion publique à Temara.

Et pourtant, nos rues manquent des noms illustres, bien de chez nous, qui ont agi, pensé, milité, fait honneur au pays. Et là, il n’y a que l’embarras du choix : Fatema Mernissi, Taïeb Saddiki, Ahmed Lakhdar Ghazal, le Maestro, Petchou, Houcine Slaoui, Abdessadeq Cheqara, Assia El Ouadie , le général Abdeslam Benamar, et des dizaines, des centaines de noms aussi illustres les uns que les autres, dans tous les domaines. Au lieu de cela, nous voyons les noms de personnages politiques contemporains, aujourd'hui décédés, qui n’ont rien à faire sur des plaques de rues (inutile de citer les noms pour ne pas heurter les descendants qui, peut-être, se reconnaîtront…).

Le roi Mohammed VI avait rompu avec la tradition en attribuant, voici quelques années, le nom d’Abderrahmane el Youssoufi, auquel qui nous souhaitons longue vie, à une grande voie tangéroise. Le personnage le mérite amplement, mais alors, pourquoi ne pas élargir cette initiative à d’autres, encore vivants, qui auront marqué notre pays et/ou honoré son drapeau, comme par exemple Hajja Hamdaouiya ou Saïd Aouita qui aura fait plus pour le Maroc qu’une bonne douzaine de gouvernements pléthoriques réunis, ou que ces riants personnages (photo) défendant des idées fondamentalistes très certainement respectables, mais ailleurs et pas sous nos cieux ?

Les noms de voies urbaines sont décidés par les conseils communaux, sous réserve de l’approbation par la tutelle du ministère de l’Intérieur, ou par ce dernier, directement. La politique n’est donc jamais loin et, on le sait, la politique est rarement éthique et manie souvent la finesse et la culture avec modération. Il serait intéressant de retirer ce droit aux communes et au ministère pour le confier à une commission qui serait composée d’intellectuels, d’historiens, de quelques parlementaires éclairés (on peut en trouver), et du ministère de l’Intérieur, pour ne pas l’offenser en l’écartant… Une liste de noms, d’ici et d’ailleurs, morts ou vivants, de tous les domaines d’activité, pourrait être établie et servir de référence aux conseils communaux (en leur évitant les malencontreuses fautes d'orthographe).

Ce qui manque à ce pays est un sentiment d’appartenance qui mobiliserait les populations, et l’odonymie (le nom savant de l’étude des noms des rues) peut nourrir efficacement ce sentiment.

Aziz Boucetta