18 millions de Marocains, la moitié, sans AMO, par Saâd Taoujni

18 millions de Marocains, la moitié, sans AMO, par Saâd Taoujni

Le taux de couverture médicale est de 50% et non pas 100% selon le Gouvernement et 90% pour le HCP

1/ Pourrions-nous affirmer aujourd’hui que tous les marocains bénéficient de l’AMO ?  

D’abord et sur le plan quantitatif, pour pouvoir l’estimer, il faut analyser la situation propre à chaque catégorie en se basant principalement sur les derniers chiffres annoncés le 12 décembre 2023 par Mr Lekjaâ Ministre Délégué au Budget, à la Chambre des Conseillers lors de la séance des Questions Orales (1). Il est devenu en fait le véritable patron de la Protection Sociale.

a) Selon ce dernier, le nombre de travailleurs salariés immatriculés est de 3,9 millions (2,7 M à la CNSS et 1,2 M à la CNOPS). Or, pour le Haut-Commissariat au Plan (HCP) (2), cette catégorie compte 5,6 millions de salariés. Le taux de couverture, sur la base des deux données, serait donc de 70%, mais il faut immédiatement le relativiser en raison des faibles niveaux de déclarations des salariés en termes de jours de travail et des rémunérations minorées dans les secteurs des grands pourvoyeurs d’emplois comme l’agriculture, le commerce, le bâtiment, le textile, l'artisanat, les services, le tourisme, le travail domestique, etc. Parfois, les travailleurs couverts représentent moins de 20% dans certaines branches comme l’agriculture. D’autre part, il est nécessaire de rappeler que 674 milles salariés immatriculés à la CNSS ont des droits fermés, soit 25% des immatriculés. (3)Par conséquent la population non-assurée avoisinerait les 4,4 millions de bénéficiaires, soit un taux de couverture ne dépassant pas 60% sur 11 millions. Ce qui est conforme à la part grandissante de l’emploi informel dans l’économie marocaine, le plus élevé du pourtour de la Méditerranée selon la Banque Mondiale et l’Organisation Internationale de Travail.

b) S’agissant des indépendants et des travailleurs non-salariés(TNS), Mr Lekjaâ avait annoncé le 26 mai 2022 que le taux de couverture avait atteint 70% de la population cible : 8 sur 11 millions de bénéficiaires. Le 12 décembre 2023, il a déclaré qu’ils n’étaient plus que 7 millions. Or, la Cour Des Comptes a affirmé dans son rapport 2022-2023, publié également en décembre 2023 (4), que seulement 13% ont les droits ouverts à l’AMO. Donc, 9,6 millions de TNS ne sont pas du tout assurés. Le Gouvernement a reconnu finalement la difficulté de couvrir cette catégorie, en abandonnant une créance de 3,4 milliards de DH par le vote d’une Loi les amnistiant. De nombreux TNS n’étaient même pas au courant qu’ils étaient assurés et n’avaient rempli aucun bulletin d’adhésion.

c) En ce qui concerne AMO Tadamon (5), la population démunie cible de 11 millions de personnes semble sous-estimée. Selon Mr Jouahri, le Directeur Général de BAM et Mr Lekjaâ la population vivant dans la précarité représente les deux tiers de la population totale. Mr Ait Taleb a annoncé qu’il y avait 16,5 millions de ramedistes (6)

L’entrée et la sortie d’AMO Tadamon est encore très fréquente. Près d’un million de personnes n’étaient plus couvertes durant cinq mois, le motif invoqué (fin de la date de validité de la carte) ne tient pas dans l’ère de la digitalisation. En fait, les sorties sont dues à l’instabilité de la note attribuée (RSU) aux assurés qui est très fluctuante selon la variation des données personnelles des assurés, collectés par l’agence des registres chez les différents opérateurs publics ou privés dans les domaines de téléphonie et d’internet, de crédits bancaires, de la conservation foncière, d’immatriculation des voitures et des motocycles, des régies distribution d’eau, d’électricité, etc.  Cette instabilité entraine la rupture des prises en charge et l’arrêt des soins, souvent de maladies chroniques, après un petit délai. Le ciblage pose encore de nombreux problèmes. Des personnes réellement démunies ne bénéficient pas d’AMO Tadamon.

d) La quatrième catégorie concerne des personnes capables de payer les cotisations de l’AMO sans être ni travailleurs salariés ni travailleurs non-salariés, dont le nombre n’a pas été annoncé dans le discours Royal du 9 octobre 2020, ni dans le plan Benchaaboune. Le projet de Loi 60-22 n’a été présenté au Conseil du Gouvernement que le 8/12/2022 soit une semaine après le basculement des ramedistes à AMO-Tadamon. Il s’agit de 4 millions de personnes, dont le nombre a été annoncé furtivement et sans beaucoup de détails lors de la séance des Questions Orales précitée.

Le 3 janvier 2024, la CNSS a publié un communiqué les appelant à s’inscrire à « AMO ACHAMIL », c'est-à-dire Universel en arabe. Le communiqué, contrairement à la Loi 60-22 lui attribue deux qualificatifs contradictoires : FACULTATIF et OBLIGATOIRE. Ce qui déroge au Discours Royal et au plan de généralisation de l’AMO. Il est obligatoire dans la Loi 60-22, facultatif dans le communiqué de la CNSS. Certaines personnes capables peuvent donc adhérer aux assurances privées ou n’adhérer à aucun régime. Comment atteindre alors les 100% de bénéficiaires ? (7)  Six jours après ce communiqué, le nombre d’adhésions ne peut-être que nul tant la procédure est contraignante. Les non-assurés sont donc toujours 4 millions d’assujettis sans parler des bénéficiaires. Dans son intervention, Mr Lekjaâ n’a pas précisé le nombre de bénéficiaires. Seraient-ils encore 11 millions comme les autres catégories ayant autant d’assurés ? Ce qui porterait étonnamment la population du Maroc à plus de 44 millions d’habitants. Tout cela démontre l’absence d’étude stratégique, et par conséquent de vision, avant le lancement de ce chantier titanesque.

C/C. Fin 2023, et à la lumière des données relatives aux quatre catégories, 18 millions de marocains n’ont pas de couverture médicale, soit, un taux de couverture ne dépassant pas les 50% de la population (y compris AMO Tadamon). Nous sommes loin des 100% annoncés par Messieurs Lekjaâ et Ait Taleb ou des 90% du Haut-Commissariat au Plan (8).

Même le taux de 50% devrait être pondéré au regard du montant restant à la charge des patients assurés qui dépasse les 50,2 % à la CNSS en cas de maladie, selon le rapport de l’ANAM cité ci-dessus. Pour les maladies chroniques, dites ailleurs maladies exonérantes, ce taux est encore de 22,7%. (9) Sans oublier que les non-assurés supportent 100% des dépenses.

Il faut rappeler que le Chef du Gouvernement a annoncé le 24 octobre 2022, que 100% des Marocains allaient être couverts avant la fin de 2022. Nous sommes trois ans après le début de la généralisation de l’AMO et 69 ans après l’Indépendance, le taux réel de couverture est bien loin de ces annonces.

Ensuite, qualitativement, les travailleurs salariés ayant une couverture facultative (la Loi marocaine le permet encore) (10) auprès des assurances privées, des mutuelles ou caisses internes de certains établissements publics, ont une bien meilleure couverture que les travailleurs salariés immatriculés à


la CNSS. Ces derniers n’ont pas non plus les mêmes avantages que les salariés du secteur public soumis à la même Loi 65-00. Il n’y a donc pas d’égalité entre toutes les catégories de salariés en matière de cotisations, de remboursements, de paniers de soins, d’exclusions, de plafonds, etc.

Il est alors légitime de se poser la question de savoir si la généralisation a atteint les objectifs d’égalité d’accès aux soins, de réduction des inégalités, de solidarité entre les différentes catégories, de lutte contre l’éparpillement des organismes gestionnaires.

Ce que l’on peut affirmer sans doute, c’est qu’il n’y a pas encore de respect du principe d’égalité de couverture de base et d’accès aux soins. Celui de solidarité ne l’est pas non plus au vu de l’étanchéité existant entre les différentes et nombreuses catégories. Où est l’organisme autonome chargé de superviser et d’harmoniser les règles de gestion de l’ensemble des assureurs publics et privés et de lutter contre le « noir », les chèques de garantie, la surfacturation, la surconsommation et la réduction effective de la part énorme à payer par le patient, entrainant parfois son appauvrissement ?

2/Les ex-ramedistes, affiliés désormais à l’AMO Tadamon de la CNSS, bénéficient-ils réellement de la même couverture que les autres catégories de la population ? 

Cette population se trouve majoritairement dans les régions les plus pauvres du pays où l’offre de soins hospitaliers est souvent quasi inexistante sur des centaines de kilomètres. Pourtant, les ministres affirment qu’il y a une égalité entre tous les bénéficiaires de l’AMO, oubliant que la précarité et la pauvreté figurent parmi les premiers déterminants sociaux de la santé. Ces « assurés » ont principalement recours aux soins dans le secteur public quand des structures existent à proximité et qu’elles sont pourvues de médecins disponibles en permanence. Ils dépensent directement des sommes importantes pour les déplacements, les actes et les produits dont ne disposent pas en permanence la plupart des hôpitaux publics. Ces dépenses avoisinaient en 2020 près de 5 milliards de DH (11).  Pour accéder aux soins externes dans le secteur privé et attendre le remboursement, il faut qu’ils disposent de moyens financiers suffisants. Après le basculement vers AMO Tadamon depuis le 1er décembre 2022, le secteur privé n’aurait reçu dans les cabinets et les cliniques que 5% de bénéficiaires (12). Si l’on considère que certains démunis vont percevoir mensuellement une aide sociale directe de 500 DH pour une famille composée d’enfants non scolarisés et parfois s’occupant d’une personne âgée, est-ce suffisant pour améliorer l’accès aux soins de cette population composée de pauvres et de démunis ? Ce qui se traduit le plus souvent par la renonciation aux soins et le recours aux « guérisseurs » traditionnels.

 

3/ L’offre de santé actuelle suffit-elle à la mise en œuvre de ce chantier ?  Qu’est ce qui manque pour réussir cette réforme ? 

La difficulté la plus évidente et visible concerne l’insuffisance du capital humain. Or, sans professionnels de santé qualifiés et en quantité suffisante, il n’y a pas de Couverture Sanitaire Universelle, selon le Directeur Général de l’Organisation Mondiale de la Santé.  Le système de santé public risque de s’effondrer si la tendance à l’émigration vers les pays occidentaux et à l’exode vers le secteur privé des grands centres urbains, continue sur le trend actuel. Certaines régions comme le Draâ Tafilalet, le Haouz et l’Oriental où les taux de pauvreté sont élevés, les patients démunis ont très fréquemment affaire aux infirmiers qui ne disposent pas toujours des moyens nécessaires. L’immense travail des paramédicaux n’est pas encore suffisamment reconnu et rémunéré à sa juste valeur notamment pour les risques professionnels auxquels ils sont fortement exposés.

D’autre part le Maroc ne dispose que de 170 hôpitaux publics selon la Cour des Comptes, dont plusieurs construits et équipés récemment. Ils ne sont pas correctement répartis sur tout le territoire. Certains services équipés manquent de ressources humaines pour les faire fonctionner. Les l’IRM ou les scanners sont souvent en panne. La revue de la presse quotidienne au Maroc notamment en arabe, apporte de nombreuses illustrations sur les manques et les carences. Les cas de « transferts » pour décrire le parcours des soins des patients et de leurs familles sur des centaines de kilomètres, dans des endroits ne disposant pas toujours d’ambulances, y sont souvent décrits avec moults souffrances et coûts supplémentaires. Les délais d’obtention des rendez-vous pour une consultation dans un CHU éloigné, ne cessent de s’allonger pour atteindre souvent les six mois.

Pour réussir cette réforme, il faudrait améliorer tant quantitativement que qualitativement l’offre publique sur l’ensemble du territoire. Il faut également, soumettre l’offre des cliniques privées, actuellement concentrée à 79% dans cinq villes selon le Conseil de la Concurrence, à un cahier de charges imposant la permanence des soins, le respect des normes d’hygiène et de sécurité des patients et du personnel ainsi que la carte sanitaire. Le Gouvernement doit absolument régler le problème de la tarification pour asseoir réellement ce projet sur des bases saines et solides permettant de sanctionner le non-respect de la tarification par le dé conventionnement.

4/ Sources et notes

(1)  La plupart des données utilisées dans le présent article (sauf mention contraire) ont été annoncées par M. Lekjaâ lors de la séance des Questions Orales à la Chambre des Conseillers du 12/12/2023. Pour le Ministre délégué au Budget, la population totale est de 33 millions d’habitants, alors que pour le HCP, il y 37 millions.

(2)   Note d’information du Haut-Commissariat au Plan relative aux principales caractéristiques de la population active occupée en 2022.

(3)  https://anam.ma/anam/wp-content/uploads/2023/04/RAPPORT-ANNUELGLOBAL-2021.pdf . P27

« Bénéficiaire ayant les droits fermés : Toute interruption de paiement des cotisations variable selon la catégorie entraîne la suspension des droits pour les assurés et ses ayant droits. » S. Taoujni

Voir Glossaire ANAM pages 83 à 91

(4)  Rapport d’activité de la Cour des Comptes pour les exercices 2022-2023. Paragraphe sur les risques encourus par l’AMO. P 74

https://www.courdescomptes.ma/publication/publication-du-rapport-annuel-de-la-cour-des-comptes-au-titre-de-2022-2023/

(5)  L’appellation AMO Tadamon n’existe pas dans la loi 27-22 relative à cette catégorie. Qui l’a créée alors ?

(6) https://www.maroc.ma/fr/actualites/m-ait-taleb-augmentation-de-58-du-budget-du-ministere-de-la-sante-en-2021

(7) https://www.lavieeco.com/influences/societe/amo-achamil-linscription-au-regime-facultatif-ouverte/

https://twitter.com/CnssMaroc/status/1742539164644417660/photo/2

(8)  HCP. 3ème rapport sur la mise en œuvre de l’Agenda 2063 de l’Union Africaine, publié en novembre 2023. https://www.hcp.ma/Troisieme-rapport-du-Royaume-du-Maroc-sur-la-mise-en-oeuvre-de-l-Agenda-2063-Bilan-de-la-premiere-decennie-2014-2023_a3776.html

(9)  https://anam.ma/anam/wp-content/uploads/2023/04/RAPPORT-ANNUELGLOBAL-2021.pdf  P 61

(10)  Bénéficiaires de l’article 114 : Ce sont les salariés des organismes publics ou privés qui leurs assurent, à la date de publication de la Loi 65-00, une couverture médicale à titre facultatif, soit au moyen de contrats groupe auprès de compagnies d’assurances, soit auprès de mutuelles, soit dans le cadre de caisses internes.

(11)  Voir les Comptes Nationaux de la Santé de 2018

(12) https://medias24.com/2023/10/19/pres-de-10-mois-apres-son-deploiement-ou-en-est-le-regime-amo-tadamon/

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Saâd Taoujni est consultant, expert en Santé et Protection Sociale.