Ce qu’est vraiment (et ce que n'est pas) la Darija, par Youssef Boucetta

Ce qu’est vraiment (et ce que n'est pas) la Darija, par Youssef Boucetta

« Toute langue est une tradition, chaque mot un symbole partagé » (Jorge Luis Borges).

Au Maroc, indépendamment de la volonté de qui que ce soit, il y a une langue prééminente : c’est la Darija. À cette langue principale, reflet de l’identité du pays, s’ajoutent des langues instrumentales : le Français et l’Arabe. Cependant, ces deux dernières ont déjà épuisé les efforts d’innombrables linguistes, grammairiens, théoriciens et historiens. Il n’y a que la Darija qui, enrobée d’une réputation d’infériorité (qui est d’ailleurs le reflet de notre propre complexe d’infériorité nationale), n’a pas encore joui des feux de l’attention.

À défaut d’un effort général de réflexion et de proactivité sur le « drame linguistique marocain » comme l’appelle Fouad Laroui, il s’agira dans cette article de poser ma pierre, à ce qui je l’espère, deviendra un jour l’édifice du renouveau de l’identité linguistique de notre pays.

La Darija est une langue à la morphologie arabo-berbère, dont le champ vocabulaire emprunte au français, à l’espagnol et, aujourd’hui de plus en plus, à l’anglais. Le trait le plus distinctif de la Darija, qui est d’ailleurs l’instrument argumentatif principal de ses détracteurs, est le penchant quasi-instinctif de son locuteur pour l’alternance de code linguistique, c’est à dire « l’emprunt » de certains mots de vocabulaire appartenant à une autre langue. On dira par exemple, « bghit nemchi l’toilette » où encore, « chhal dair had l’frigo ».

Partant de ce bref traçage des contours de la Darija, il est possible de dériver certaines réflexions qui ne manqueraient pas d’enrichir le débat sur la langue au Maroc. On peut considérer, comme s’efforce de le prouver l’hypothèse Sapir-Whorf, que l’architecture conceptuelle et grammaticale d’une langue donnée sculpte la weltanschauung (conception où vision du monde) de ses interlocuteurs.

Ainsi, pour une langue comme la Darija, l’élasticité constante de son champ lexical permet un élargissement de cette dite conception du monde. Cette mobilité perpétuelle, l’absence d’un point central, ce manque de fixation posent la possibilité d’ouverture instantanée aux nouveaux concepts de la conjoncture. Pour une société encore en période de définition, l’agilité de la Darija permet de percevoir des nouvelles réalités et surtout de nourrir à chaque fois une nouvelle intelligibilité de la société, à un rythme proportionnel à l’évolution de cette dernière.

En lien avec cette flexibilité dont fait preuve la Darija s’ajoute une certaine résonance avec la théorie de la pure langue du philosophe et critique allemand Walter Benjamin. « Toute parenté supra-historique entre les langues repose bien plutôt sur le fait qu’en chacune d’elle, prise à chaque fois comme un tout, une chose, et à coup sûr la même, est visée, qu’aucune d’entre elles prise isolément ne permet pourtant d’atteindre, mais seulement la somme de leurs intentions complémentaires : la pure langue » (La tâche du traducteur). L’existence de la Darija dans un espace linguistique abstrait, où les lexiques de plusieurs langues s’enchevêtrent formant un tissu en traçage constant, permet à celle-ci de se frotter au concept de « pure langue ». Ainsi, cette caractéristique particulière, que beaucoup peuvent considérer comme corruption des langues, créée une économie conceptuelle substantiellement plus riche dans l’esprit du locuteur Marocain.

Beaucoup mettent en cause la précitée corruption de la langue Arabe, Française ou autre comme un sacrilège commis par la Darija. Cette critique conçoit la langue comme une construction avec une architecture à ne pas perturber, comme si la structure de la langue était un art à maintenir à tout prix. Or, l’art n’est pas dans la structure de la langue en soi mais dans...

son utilisation. La langue est le pinceau et non pas le tableau.

D’un autre côté, toujours sur cette question de corruption ; il semblerait, d’après la conception de Walter Benjamin, que par la superposition de différents signifiants (le mot étant le signifiant et le concept auquel il renvoie est le signifié) la Darija s’approche tout au contraire de la « pure langue ». Par conséquent, la pureté citée par les détracteurs de la Darija (à bien distinguer de la « pure langue » de Walter Benjamin) s’assimile plus à la dimension conservatrice dont l’objectif est de maintenir les systèmes de pouvoir linguistiques qu’à l’effectivité de l’instrument linguistique en tant que tel. On peut même aller plus loin et considérer la Darija, dans son syncrétisme lexical, comme la composante linguistique du nationalisme dans ce qu’elle déjoue les règles des langues qui ne sont pas à l’origine les nôtres.

De cette façon, la rupture avec la pureté de l’Arabe, du Français et de l’Espagnol exercée par la Darija, est aussi une rupture avec les systèmes de pouvoir inhérents à ces langues. Pour prendre l’exemple du Français, lorsque l’on parle ou on écrit en Français au Maroc, on se réfère à l’Académie Française et les règles établies par cette dernière. Cependant, l’AF ne se plie pas nécessairement aux besoins linguistiques du Maroc, ou même à ceux d’autres peuples ayant été contrôlés par la France dans le passé.

Voilà ce que j’entends comme étant l’aspect problématique de l’idée de conservation de la pureté de la langue –la cession du jugement de la justesse de nos locutions à une institution qui n’est pas concernée par notre représentation. C’est quand la Darija va à l’encontre de la perpétuation de ces dynamiques de pouvoir que se profile sa dimension nationaliste, c’est à dire, son existence au service des besoins du Maroc dans laquelle le pouvoir sur la langue reviens, plus que jamais, au peuple marocain.

Dernièrement, la Darija possède une autre propriété intéressante qui relève de sa dimension sociale. La propriété majeure des sociétés développées européennes ou nord-américaines, statut que les marocains lorgnent avec tant de vigueur, est la prééminence de sa classe moyenne. Cette classe moyenne possède une culture et des références plus ou moins homogènes, ce qui présuppose l’existence d’une unité linguistique.

Au Maroc, cette unité n’est incarnée que par la Darija. Il n’y a pas de locuteurs natifs de l’arabe classique et ceux du français sont très réduits en nombre. En revanche, tout le monde, ou presque, peut communiquer en Darija, elle représente la composante linguistique de la moyennisation de la société, octroyant un pouvoir d’expression plus ou moins égal à l’intégralité de la population. Les entreprises marocaines majeures l’ont bien compris, il y a déjà une grande partie des publicités, pour le moins celles qui visent la population marocaine dans sa globalité, qui sont en Darija. De la même façon, les créations télévisées et le cinéma sont majoritairement en Darija.

Faut-il vraiment plus de preuves afin d’affirmer que l’acceptation et la légitimation de cette langue est nécessaire pour sculpter le futur du pays ? Il semblerait que le seul frein siège dans le conservatisme des mentalités.

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Youssef Boucetta est étudiant en 3ème année, BA à Hampshire College (Amherst, Massachusetts). Il suit un cursus interdisciplinaire en Cinéma, Études Culturelles et Philosophie. Fils de diplomates, il a sillonné le monde et sa maîtrise de plusieurs langues lui a permis une ouverture culturelle, et artistique, sur le monde... qu'il met au service de la culture dans son pays.