Le terrible constat de Miriem Bensalah Chaqroun : « Nous ne sommes pas un pays émergent !», et voici pourquoi...

Le terrible constat de Miriem Bensalah Chaqroun : « Nous ne sommes pas un pays émergent !», et voici pourquoi...

La patronne des patrons est connue pour son franc-parler et son caractère entier, d’acier. Elle dit ce qu’elle pense et elle pense que le Maroc, malgré les indéniables avancées qu’il a réalisées ces 20 dernières années, a encore du chemin à faire, un long chemin semé d’embûches, qu’il appartient à tous de lever. Verbatim de l’un des discours les plus forts de ces dernières années, prolongeant les constats – et adoptant le ton argumenté et direct – du roi Mohammed VI dans ses adresses au pays.

Miriem Bensalah Chaqroun intervenait donc, ce jeudi 2 juin, lors d'un colloque tenu à Skhirat à l'occasion des 56 ans de l’Association des membres de l’inspection générale des finances (AMIF) et sous le thème suivant : « Quel modèle de développement pour l’entrée du Maroc dans le concert des pays émergents ? ». Tout un programme, qu’elle a détaillé, mais en dressant un constat sans complaisance avec des vérités crues, sur un ton d’autant plus convaincant qu’il est paisible et raisonné, rationnel.

La patronne des patrons a articulé son discours autour de trois axes : L’état des lieux, ce qu’il faut, et comment y parvenir.

1/ Etat des lieux.

« Nous ne sommes clairement pas un pays émergent, même si nos fondamentaux macro-économiques restent sains, et même si nos structures productives, notre système financier et nos infrastructures sont modernes. Nous sommes encore un pays en voie de développement. N’en soyons pas vexés et cherchons la voie de l’excellence ». Le chef du gouvernement et les 600 inspecteurs, entrepreneurs, responsables publics apprécieront. Et Mme Bensalah dit pourquoi elle dit cela.

Ainsi, elle rappelle que si le roi avait dit en 2014 que « le Maroc a vocation à intégrer le club des pays émergents », il signifiait en creux qu’il ne l’est pas encore, puisqu’il en a la vocation et non la qualité, et c’est pour cela qu’il avait appelé à une « pause introspective » et à « retrouver le sens de l’avenir ». Il ne faut pas, donc, explique la présidente de la CGEM, se glorifier, voire se gargariser, de la qualification du Maroc comme dragon africain dans les années 90, ou « de son intégration dans l’indice SFI des pays émergents, en 1997 ; ou encore de l’euphorie des années 2000 où l’on était persuadé d’avoir atteint un seuil de croissance économique durable ».

Mme Bensalah rappelle alors, didactiquement, ce qu’est un pays émergent. Il s’agit d’une nation qui doit :

« a/ Réaliser un bon niveau de développement humain,

b/ Disposer d’un marché intérieur en pleine expansion,

c/ Ouvrir fortement l ‘économie sur le commerce extérieur,

d/ Atteindre un niveau relativement élevé d’industrialisation et d’exportation de produits industriels,

e/ Avoir un fort taux de croissance du PIB ».

Or, sur ces cinq critères, martèle l’oratrice, le Maroc obtient la (mauvaise) note de 2/5. Il reste donc du travail à abattre pour aller de l’avant et, surtout, stopper ce qu’on pourrait appeler de solides contre-performances : en effet, « au cours de la période 2007-2011, le taux de croissance moyen annuel avait atteint 4,6%, il n’est que de 3,3% pour la période 2012 à 2016. En 5 ans donc, nous avons perdu 1.3 points de croissance et le plus préoccupant est que ce ralentissement vient du PIB non agricole », sachant que par ailleurs, nous n’avons pas la main sur la croissance agricole, éternellement et dramatiquement tributaire de la pluviométrie, en peine ces dernières années et compromise à l’avenir pour les raisons climatiques que l’on sait.

De plus, poursuit impitoyablement la patronne des patrons, qui sait de quoi elle parle, « la part de l’industrie dans le PIB, malgré les résultats probants de certains métiers mondiaux du Maroc tels que l’automobile ou l’aéronautique, ne dépasse pas les 16% et qu’en matière de développement humain, nous sommes classés 126ème sur 188 pays, soit dans la moitié inférieure du classement ». Préoccupant pour un pays aspirant à être émergent…

Et, aujourd’hui, au Maroc, « 10 sociétés assurent 25% des recettes de l’IS au Maroc et 75% des recettes de l’IR proviennent des salariés. Il y a donc une iniquité qui contribue à maintenir une pression fiscale élevée sur les bons élèves. Or trop de fiscalité, tue la fiscalité ». On pourrait s'en inquiéter...

2/ Ce qu’il faut.

Le Maroc requiert donc « une économie assurant à la fois le développement économique et social ». Et de définir ce que doit être et comment doit être une telle économie. Le cours continue… Elle doit donc être :

« a/ Attractive pour les investissements,

b/ Créatrice de valeur ajoutée produite localement,

c/ Pourvoyeuse d’emplois pérennes,

d/ Génératrice de ressources suffisantes pour alimenter l’investissement étatique,

e/ Disposant d’une base élargie de contribuables pour alléger le poids de la pression fiscale ».

Aussi, comme...

« le surplus de consommation est alimenté par les importations », dit Mme Bensalah, il faut que les investissements augmentent corrélativement à la consommation. Puis, nous nous délectons – et tout particulièrement le ministre de l’Industrie Hafid Elalamy – de nos réussites dans les secteurs de l’automobile et de l’aéronautique, ce qui fait « nous avons seulement des poches de compétitivité alors que nous avons besoin de vêtir l’habit entier de la compétitivité ». Parfois, le lyrisme, utilisé à bon escient, est réaliste, contrairement aux diatribes auto-glorificatrices des « centres d’excellence » et autres « plans d’accélération industrielle », une mystification qui laisse croire que l’industrie est là et qu’elle doit accélérer...

Et puis, ajoute la cheffe de la CGEM, nous avons un sérieux problème au niveau de notre approche du travail. Nous essayons d’attirer les investisseurs par l’appât, très factice, des salaires réduits, alors qu’« aucun pays à travers l’histoire de l’industrie n’a bâti une économie pérenne sur la compétitivité des salaires. Regardez l’Allemagne ou les Etats-Unis ! Nous espérons qu’ils viennent mais nous risquons de perdre ces investisseurs au profit de pays dont les salariés travailleront, demain, pour encore moins cher ». Et quant au secteur informel, nous lui opposons la seule approche sécuritaire au moment où « le problème n’est pas le vendeur ambulant, mais dans ce qu’il vend et d’où il provient. Notre industrie est étouffée par la contrebande et par les produits qui n’intègrent dans leur coûts ni impôts ni charges sociales ».

3/ Comment y parvenir.

La patronne des patrons déroule en conclusion sa vision des moyens et de la stratégie à développer pour parvenir à redresser les choses et à mettre le pays sur la voie du développement effectif, l’ancrant dans le sillage des nations émergentes.

a/ Une réflexion qui nous permette de créer les conditions d’une compétitivité globale de tous les facteurs, et non pas seulement des salaires ou des zones franches aux avantages sélectifs entre investisseurs locaux et investisseurs étrangers.

b/ Un développement de « notre pensée en termes de filières industrielles englobant non seulement les nouveaux métiers mondiaux du Maroc, mais également ceux qui constituent l’épine dorsale de son économie d’aujourd’hui : Le tourisme, l’agriculture, la pêche, l’industrie classique –seule véritable créatrice de richesses - le BTP, l’immobilier, le transport, les services…»

c/ La mise en place d’« une croissance inclusive. En 2015, notre taux de croissance a été de 4.5% mais nous avons créé seulement 33.000 emplois nets. Notre croissance créée moins d’opportunités de travail. Comment dans ces conditions fournir des emplois aux jeunes diplômés et aux femmes ?».

d/ La définition en priorité du système de l’éducation et de la formation pour développer les capacités et fournir des ressources humaines aux profils adaptés aux secteurs productifs et contribuer ainsi à relever les défis de la compétitivité. Car « les entreprises ont besoin de recruter, mais où sont les profils adéquats, qu’ils parlent arabe, français ou chinois ? ». Pas le français, l’anglais, Mme Bensalah, l’anglais et aussi l’espagnol…

e/ Mettre en place « un plan national de recherche et de développement », sachant que « le Maroc ne dépense que 0.8% de son PIB en recherche & développement là ou la moyenne mondiale est de 2.1%. Si nous bénéficions de transferts de technologies qui font évoluer nos entreprises, nos concurrents y ont également accès et seul le sursaut technologique local permet de se distinguer réellement ».

Mme Bensalah termine son réquisitoire par un solennel : « Je forme le vœu que nos travaux puissent constituer les bases d’une réflexion nouvelle et ambitieuse pour inscrire durablement notre pays sur la voie de l’émergence, vers la convergence avec les pays développés ».

Maintenant, reste à savoir si on comprendra la portée de cet état des lieux établi sans complaisance et les moyens de s’en défaire pour entamer véritablement un décollage économique, inclusif et pérenne. On peut en douter. En effet, ce que préconise la présidente de la CGEM ne peut se produire et être réalisé que par une classe politique au niveau, qui sache comprendre une situation et y remédier. Ce n’est pas le cas de nos partis et de nos personnels politiques, englués à n’en point finir dans leurs luttes, étourdis par leurs ambitions et alourdis par leurs egos. Ce qu’il faut aussi est une structure administrative qui rompe avec la rente et la facilité et qui s’attelle à conseiller les décideurs politiques, et là aussi, ce n’est pas gagné. Les compétences sont certes là au niveau de la haute technostructure mais c'est la volonté et la bonne foi qui viennent, gravement, à manquer.

Mme Bensalah a parlé au nom des patrons, cheville ouvrière et élément incontournable d’une économie libérale. Elle doit être entendue. On l’espère.

Aziz Boucetta

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