Nicolas Gachon : « Trump est le symptôme révélateur d’une dérive illibérale »

Nicolas Gachon : « Trump est le symptôme révélateur d’une dérive illibérale »

A quelques jours du départ de Donald Trump de la Maison Blanche, à l’issue d’un mandat qui a fini de bouleverser les enjeux politiques mondiaux, Nicolas Gachon, maître de conférences en civilisation américaine contemporaine à l’Université Paul Valéry Montpellier 3, spécialiste des questions politiques, détaille les derniers développements l’actualité américaine.

Dans cet entretien, M. Gachon analyse l’assaut contre le Congrès des États-Unis qui, selon lui, est une « mascarade qui a très mal tourné, fomentée par un président dénué de toute forme de responsabilité et de leadership moral. »

De la procédure de destitution qu’il estime « symbolique », le spécialiste des questions politiques aborde la question du pouvoir digitale (Facebook, Twetter).

Le 10 décembre, Donald Trump reconnaît la souveraineté du Maroc sur le Sahara. Pour le Pr Gachon,  il est « techniquement possible que Joe Biden revienne dessus eu égard aux conditions et au contexte institutionnel »…. « C’est attendu et demandé par beaucoup. », souligne t-il. Entretien.

Panorapost. Élections américaines : Trump mauvais perdant ou système électoral défectueux ?

Nicolas Gachon. Face au tumulte intentionnellement créé par Donald Trump, il est préférable, en toute lucidité, de garder la tête froide et de mettre les choses en perspective. Effectivement, cette élection a vu se matérialiser l’un des pires cauchemars des Pères fondateurs des États-Unis, à savoir le refus, par un président, de transmettre pacifiquement le pouvoir. Oui, c’est un séisme institutionnel dans la mesure où les institutions américaines ont été conçues en 1787 pour, précisément, limiter le pouvoir exécutif et prévenir tout excès d’autorité. Mais Donald Trump n’est pas véritablement un homme politique, et n’a d’ailleurs jamais revendiqué l’être. Il s’est toujours affranchi des normes politiques, ainsi que de certaines normes morales, allant par exemple jusqu’à invoquer pour lui-même sa propre grâce présidentielle, ce qui est inédit.

Il faut garder à l’esprit que c’est pour ce caractère très atypique que Donald Trump a été élu en 2016, parce qu’il n’était pas « présidentiel », parce qu’il était porteur de la promesse de pouvoir agir coûte que coûte, quitte à passer en force devant l’inertie de l’establishment ou de ce qu’il appelait « le marécage » de Washington. Il suffit de rechercher des extraits d’interventions de de personnalités politiques de tous bords datant de 2015-2016 pour constater que toutes pressentaient ce qui était susceptible d’arriver. Par conséquent, si les États-Unis se trouvent effectivement frappés par une forme de proto-fascisme, Donald Trump n’en est pas moins leur propre créature. Ce serait une erreur de penser que Trump est une simple anomalie, qu’il est totalement « hors sol ». Trump est le symptôme de la frustration, et du sectarisme que cela induit, d’une portion très importante de la population américaine. Il est le symptôme éminemment révélateur d’une dérive « illibérale » qu’il sera essentiel de pouvoir faire revenir dans le giron du courant principal de la démocratie américaine.

Peut-être Donald Trump s’est-il imaginé pouvoir mettre en place aux États-Unis, et pour lui-même, un régime comparable à celui de Vladimir Poutine en Russie, ou ce que l’on pourrait qualifier de « démocrature ». Mais les institutions américaines, pour l’heure, résistent et Donald Trump, comme il l’a toujours fait dans toutes sortes de circonstances antérieures, refuse toute forme de défaite et dénonce un système perverti et détourné afin de lui nuire. Trump est plus qu’un mauvais perdant, Trump, en tout cas dans son propre imaginaire, ne peut pas être un perdant du tout. C’est en soi une posture totalitaire. Dès lors le système électoral n’y est pour rien, même s’il y a sans doute mille raisons qui justifieraient de réformer le Collège électoral. Certes l’élection du président est indirecte, certes elle fait la part sans doute trop belle aux États par rapport aux individus, mais Donald Trump n’a pas dénoncé le Collège électoral en 2016 alors même qu’il avait perdu le vote populaire face à Hillary Clinton. Joe Biden, lui, a remporté le vote populaire en 2020. Ce n’est donc pas le sujet ici, à mon sens, même s’il y a affectivement un sujet par ailleurs.

Peut-on parler de chute de l’empire américain avec l’assaut du Capitole ?

Assurément non. L’assaut contre le Congrès des États-Unis est une mascarade qui a très mal tourné, fomentée par un président dénué de toute forme de responsabilité et de leadership moral. S’il y a une dimension « impériale », c’est tout au plus l’empire de l’exécutif qui est en jeu, face à un Congrès précisément conçu pour empêcher la présidence des États-Unis, en tant qu’institution, de devenir « impériale », c’est-à-dire pour l’empêcher d’empiéter sur les prérogatives des pouvoirs législatif et judiciaire. C’est bien pourquoi on a parlé de tentative de « coup d’État », ce qui semble toutefois excessif, puisque le Congrès est le véritable siège de la représentativité démocratique aux États-Unis. Mais quitte à décevoir, j’irai plus loin encore en avançant que c’est peut-être faire trop d’honneur à Monsieur Trump : ne s’agissait-il pas au fond, j’allais tout simplement, d’une pitoyable et futile opération destinée à détruire physiquement les votes des Grands électeurs pour empêcher la certification des résultats ? C’était sans doute assez puéril, de l’ordre d’un caprice, mais cela a assurément très mal tourné. Et cela a déjà fait tache d’huile...

puisqu’il y a désormais de grandes inquiétudes pour la journée du 20 janvier, date de l’investiture de Joe Biden. Ce qui a été écorné est en revanche une part importante de ce que l’on qualifie confusément d’exceptionnalisme américain. Les États-Unis auront désormais le plus grand mal, et pour longtemps, à se poser comme modèle « exportable » de démocratie.

A 9 jours de la fin de son mandat quel est l’intérêt de la procédure de destitution de Trump ?

L’intérêt d’une procédure de est hautement symbolique car l’affront démocratique est immense. Si aucun procès en destitution n’est engagé pour des faits d’une telle gravité, quand le sera-t-il à nouveau ? Le symbole est très important, il l’est politiquement et géopolitiquement, même si les délais sont très courts et si la procédure ne pourra sans doute pas aboutir. On peut entrevoir deux autres motivations : discréditer suffisamment Donald Trump pour l’empêcher de de représenter en 2024 ; le convaincre de démissionner comme l’avait fait Richard Nixon après le scandale du Watergate afin de ne pas subir l’humiliation d’un (nouveau) procès en destitution.

Avec les remous actuels, en plus des tensions prévues le 20 janviers et au-delà, Joe Biden pourra –t-il avoir les coudées franches pour gouverner une Amérique divisée ? Quid des accusations sur Hunter Biden ?

Les États-Unis sont doublement polarisés aujourd’hui, entre Démocrates et Républicains et, au sein de chaque parti, entre une aile centriste et une aile plus extrémiste. J’irais presque jusqu’à avancer que les États-Unis tendent vers une sorte de quadripartisme de fait. Joe Biden doit impérativement réconcilier le pays sans toutefois s’aliéner l’aile gauche du Parti démocrate, ce qui ne sera pas une mince affaire. Gouverner sera donc difficile, y compris avec un Congrès démocrate. Certes les deux sièges démocrates remportés dans la sénatoriale de Géorgie donnent une majorité démocrate, en comptant le vote de Kamala Harris, mais sans atteindre le seuil fatidique des 60 sièges permettant de contourner un « filibuster » (obstruction parlementaire). Or il est certain que les Républicains feront de l’obstruction pour affaiblir Joe Biden dans la perspective des élections de mi-mandat de 2022. Il se peut donc que Biden se trouve en difficulté pour obtenir le vote de lois importantes et significatives. Il pourra tenter de convaincre des Républicains modérés, ce qu’il commence à essayer de faire, mais au risque de très fortes tensions au sein du Parti démocrate. Dans un contexte aussi tendu, les accusations sur Hunter Biden, savamment instrumentalisées par Donald Trump, passent au second plan. Il faudra attendre les résultats des enquêtes et autres investigations, mais la situation du pays appelle sans doute plus de hauteur politique et mois de querelles politiciennes. Car il est

Avec le bannissement de Trump de leur réseaux, quelles seront les conséquences des hyper  pouvoirs de Facebook et Tweeter?  Y a-t-il une menace du digital sur la liberté d’expression ?

Assurément, mais cette question dépasse le seul cas de Donald Trump et pose plus largement celle des réseaux sociaux dans leur ensemble. Ce sont aujourd’hui des super puissances qui parviennent à s’affranchir des contraintes étatiques, à commencer par celle de l’impôt. Le risque est de les voir devenir des sortes de structures supranationales relevant certes du droit privé (Twitter se justifie d’ailleurs en faisant valoir que Donald Trump n’a pas respecté les conditions d’utilisation de la plate-forme) mais limitant l’expression de personnalités publiques. Il est préoccupant, même si cela peut sembler rassurant en l’occurrence, de voir Twitter décider ainsi du droit d’expression de Donald Trump. La situation est très ambiguë : Donald Trump n’est pas n’importe quel individu, et Twitter a été son principal outil de communication et de propagande, sinon de gouvernement, pendant plusieurs années. Enfin, Donald Trump a accès à d’autres médias en envisage même la création d’autres médias. Il y a un risque de victimisation puis de réactions en chaîne qui pourront finalement bénéficier à Donald Trump.

Biden a promis de revoir certaines décisions de Trump, comme l’accord de Paris sur le climat, le nucléaire iranien, les ventes d’armes….La reconnaissance du Sahara comme faisant partie du territoire marocain pourrait-elle être annulée ?

S’agissant de la reconnaissance du Sahara comme faisant partie du territoire marocain, il à mon sens techniquement possible que Joe Biden revienne dessus eu égard aux conditions et au contexte institutionnel même de la Proclamation de Donald Trump le 10 décembre dernier. C’est attendu et demandé par beaucoup, et Joe Biden pourrait donc tout simplement, et de la même manière, ne plus reconnaître ce que son prédécesseur avait reconnu.  Mais, a fortiori dans le contexte complexe du positionnement de l’administration Trump par rapport à Israël, Joe Biden n’a pour l’heure pas pris position à ce sujet. L’enjeu pour lui est lié à la démonétisation de la voix des États-Unis sur la scène internationale, une voix très lourdement discréditée par Donald Trump. Sans doute Biden prendra-t-il le temps de la réflexion et cherchera une voie la plus consensuelle possible, mais le sujet n’est pas comparable avec l’Accord de Paris sur le Climat et encore moins avec la question du nucléaire iranien. Joe Bien aura probablement d’abord besoin d’une nouvelle stature internationale, pour lui-même et pour les États-Unis.

Propos recueillis par Mouhamet Ndiongue