La guerre au Yémen et l’équation chiite, par Driss Ganbouri

La guerre au Yémen et l’équation chiite, par Driss Ganbouri

La guerre menée par la « coalition arabe » au Yémen contre les Houthis montre que le dialogue arabo-iranien n’est en réalité qu’un jeu de rôles régional consistant seulement pour chacun à éviter les coups de l’autre, et non œuvrant à un réel approchement. La question iranienne est en effet le vrai problème qui se pose aux pays arabes depuis la Révolution de 1989, une question fort complexe car l’Iran est membre de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI) et se réunit régulièrement avec les Arabes comme s’il était dans le même camp qu’eux, car sa religion est l’islam.

Mais à la Ligue arabe, les choses vont différemment car culturellement, l’Iran est perse et non arabe. Dans l’OCI, les communiqués sont publiés avec la signature iranienne alors que dans ceux de la Ligue, la même question revient encore et toujours : « Que faire de et avec l’Iran ? ».

Et de fait, ce pays a toujours représenté un puissant complexe pour les Arabes, bien plus que n’importe quelle autre nation musulmane non arabe. Même la Turquie, qui affiche clairement son modèle, s’en vante et tente de le reproduire ici et là au sein des pays de la Ligue, ne constitue pas un vrai problème, du moins pas tant que Téhéran, bien que ce dernier ne mène pas frontalement les opérations que conduit Ankara. Pourquoi donc ? Parce que l’Iran présente la double caractéristique d’être perse et chiite, et on sait que durant les siècles passés, les Arabes ont toujours été en conflit, larvé ou ouvert, avec les Perses et que les sunnites ont de tous temps été sanguinairement opposés aux chiites. Ces antagonismes, conflits et guerres ont toujours été là, le sont encore et risquent encore de l’être, sans que les avancées de la science, de la connaissance et de la tolérance n’y puissent rien.

Et ainsi donc, la guerre Iran-Irak, qui avait éclaté aux débuts des années 80 du siècle dernier, un an après la victoire de la Révolution chiite, est la manifestation de la renaissance de ces vieilles querelles et animosités historiques. Les Arabes ont su cohabiter des années durant avec un régime qui se déclarait héritier de l’empire perse, mais ils n’ont pas su, ni pu, ni même voulu vivre en intelligence avec cet autre régime, qui a succédé au premier, et qui proclamait son attachement au legs chiite car, en effet, la religion est plus puissante que le nationalisme. Mais le paradoxe est en cela que la guerre contre l’Iran a été menée, au nom des Arabes sunnites,  par l’Irak,  un pays dirigé par un parti se réclamant du nationalisme arabe. Le conflit meurtrier a donc été inscrit sous le signe de la confession et non du nationalisme. Du temps des Pahlavi en Iran, la Ligue arabe avait parfaitement su composer avec Téhéran, malgré les différends et les différences, mais quand les ayatollahs chiites sont arrivés, cette entente (presque) cordiale avait volé en éclats. Le chiisme a déclenché la...

guerre, et non la culture perse.

Durant ces dernières années, les Arabes ont su contenir l’influence iranienne, car Téhéran a tiré les leçons de la guerre sanglante qu’elle a dû subir pendant huit ans et a remis en place les canaux diplomatiques avec nombre de capitales arabes après que l’Iran ait accepté de mettre un frein à la propagation de sa culture et de sa confession chiite comme idéologie servant à élargir son influence. Mais cela ne signifie pas que ca pays ait renoncé à s’imposer comme puissance régionale car toute nation qui se fonde sur une idéologie particulière œuvre à construire une ceinture de sécurité autour d’elle pour se garantir un espace vital lui permettant de respirer et de prospérer. Aussi, après l’invasion de l’Irak en 2003, l’Iran a pu mettre un pied dans ce pays, mais c’est surtout à la faveur du printemps arabe que Téhéran a repris sa stratégie consistant à étendre plus son influence dans la région.

Mais aujourd’hui, les choses vont différemment que dans le passé. Pendant des siècles, le chiisme était un rite observé en terres arabes et représentait un problème arabo-arabe. Et bien qu’il se soit propagé en Iran, il est resté une question prioritairement arabe car le pouvoir perse prenait ses distances avec le chiisme, lequel s’était vu cantonné dans ses mosquées et ses lieux de culte, comme une religion minoritaire et contenue à Qom et à Nadjaf. En ces temps-là, les Arabes ne craignaient pas vraiment les chiites qui vivaient parmi eux car ils savaient que ces derniers passaient leur temps à attendre la venue de l’Imam caché… jusqu’au jour où quelques personnes sont arrivées, conduites par Khomeiny, et ont demandé à leurs coreligionnaires de se lever pour mettre en place les conditions de la venue de cet Imam. Et ils se sont levés.

Depuis 1979, le chiisme est devenu un problème arabe, car la Révolution iranienne a permis de prouver que l’islam politique pouvait atteindre et prendre le pouvoir, au grand bonheur des islamistes arabes qui défendaient le même principe. Le chiisme s’est donc construit un Etat dans les temps modernes et cet Etat est devenu une référence pour tous les Arabes chiites qui ont alors dû faire face à l’accusation de collusion avec le chiisme iranien par leurs pouvoirs respectifs car ils n’ont pas su prendre leurs distances avec Téhéran.

Et donc, la guerre menée aujourd’hui au Yémen diffère de celle qui avait eu lieu voici plus de trente ans car en ce temps-là, les Arabes chiites n’étaient pas très nombreux et la Révolution iranienne en était à ses premiers balbutiements. Aujourd’hui, en revanche, le chiisme arabe tient une part non négligeable dans bon nombre de sociétés arabes, et le vieil antagonisme entre les deux rites sunnite et chiite n’en est que plus ravivé et anime les conflits au sein même des sociétés arabes, loin de l’Iran, qui observe, agit, agite et tire les ficelles.

Al Massae