« Bon appétit, Messieurs », par Aziz Boucetta

« Bon appétit, Messieurs », par Aziz Boucetta

« Bon appétit, messieurs ! Ô ministres intègres ! Conseillers vertueux ! Voilà votre façon de servir, serviteurs qui pillez la maison ! »… Ainsi parlait Ruy Blas. Ce passage de la célèbre pièce éponyme de Victor Hugo s’est spontanément imposé à la lecture des informations tombées depuis la fin de la semaine dernière sur l’affaire dite « le terrain du wali », et qui est promise à un bel et affligeant avenir. Cette affaire est profondément troublante, déconcertante, consternante, et elle appelle à plusieurs remarques.

Légal mais amoral

Commençons par le commencement. Le terrain n’a pas été cédé au wali Laftit, mais vendu et le wali n’est pas le seul bénéficiaire, mais plusieurs autres personnalités d’horizons divers. Le problème est que le prix de vente est de dix fois (au mieux) inférieur au prix du marché, ce qui induit un « cadeau » d’environ 10 millions de DH fait à ces (très) hauts fonctionnaires. En vertu de quoi et, surtout, en contrepartie de quoi ? A qui ? Et par quels moyens ? Chacun répondra à sa guise, sachant qu’un Etat n’est jamais mécène mais toujours exigeant.

La légalité de l’opération (arrêté de 1995) n’ôte rien à sa non-légitimité, voire à son amoralité. La question est de savoir si l’esprit des lois peut permettre à un arrêté d’être scélérat. Si légal rime avec moral, il se trouve qu’il rime aussi avec immoral. Le caractère légal de la vente n’a donc en rien dissuadé la levée de boucliers sur les réseaux, et très certainement aussi dans les chaumières.

Et ceci nous conduit à cette question existentielle : pourquoi parler de nouvelle ère quand on maintient certaines méthodes de l’ancienne ?

Rapidité des réseaux, dénotant d’une veille populaire, militante et incessante

On sait que les réseaux sociaux sont le nouveau reflet de l’opinion publique et son moyen d’expression privilégié. Facebook, Twitter et les autres plateformes sont les nouvelles agoras des temps modernes. Or, dans cette affaire, ce ne sont pas les protestations sur les réseaux qu’il faut retenir, mais leur rapidité. Rarement un scandale (parce qu’il s’agit bien d’un scandale) aura mis tout le monde d’accord, en si peu de temps. Que les responsables y réfléchissent, s’ils le sont vraiment.

Et du fait même de leur anonymat, ces réseaux sont féroces. Ils ont déjà emporté bien des têtes, et sachant que le roi avance désormais un œil rivé sur ces réseaux, qui reflètent la voix de ses compatriotes, le couperet tombera à coup sûr et d’un coup sur bien d’autres.

Le ministère de l’Intérieur, et celui des finances, s’expriment comme un « parti clandestin »

Le communiqué conjoint de l’Intérieur et des Finances est un splendide exemple d’auto-flagellation publique. Dire que le lotissement est réservé aux commis de l’Etat rappelle vaguement l’aristocratie européenne des 17ème et 18ème siècles, avec leurs lots de privilèges sacrilèges. Suggérer qu’un arrêté pourrait être amendé par un autre, dans ce qui se veut une attaque en règle contre le PJD, indique que les auteurs du communiqué se doutent bien que cet arrêté est contestable. Mais ils se sont bien gardés de mentionner la nécessité de son amendement.

Quant à la notion de « commis de l’Etat », elle a été détournée de son sens noble, faisant de ces « commis » des commensaux réunis autour d’une table de festin foncier alors même que le concept...

avait été inventé pour parler de gens dévoués au service public, et pas au leur.

Enfin, s’attaquer aux partis qui sont montés aux créneaux, et « aux journaux qui gravitent autour d’eux » est un style que l’on croyait révolu. Qu’un parti – il s’agit du PJD – use de renseignements obtenus de source sûre pour dénoncer des abus est salutaire pour notre jeune démocratie, même si ce parti est loin, très loin d’être exempt de critiques pour son populisme débordant et son usage forcené de la religion.

Lanceurs d’alerte

Il faut savoir aujourd’hui que cela ne s’arrêtera pas, que pour tout forfait, forfaiture ou imposture, il y aura nécessairement des petites mains qui épient leurs chefs, qui les envient, qui leur en veulent… et qui le feront savoir. Ailleurs, on les appelle des lanceurs d’alerte ; ici, on les nommera patriotes. Ils révèlent les faits, ils dénoncent les véreux, ils appuient sur les verrues de notre système ô combien encore perfectible.

Il faut aujourd’hui que nos dirigeants sachent et comprennent que rien ne peut plus être fait d’illégal sans être porté à la connaissance du public, qui agira et réagira. Comme pour les chocolats de l’ancien ministre Guerrouj, comme pour l’assurance agricole de Saham, comme pour les déchets de Haité, et comme ce qui ne manquera pas de venir.

Commis de l’Etat et du ministère de l’Equipement

Les bénéficiaires sont en grande majorité des anciens très hauts cadres du ministère de l’Equipement. Les noms de plusieurs ministres figurent dans cette liste, alors que d’autres hauts fonctionnaires du même ministère se sont servis ailleurs, dans d’autres lotissements. Selon les infirmations obtenues, les acquisitions de terrains ont été effectuées dans la période courant de 1998 à 2006. Cela indique que ces faits et méfaits remontent à loin, et qu‘une certaine forme de moralisation s’est quand même imposée, lentement certes mais sûrement. Et c’est heureux.

Néanmoins, Chers Messieurs, vous avez coupablement interrompu notre rêve de faire de ce pays une grande nation, respectée à l’extérieur et confiante sur son sol et en elle-même. Vous donnez crédit à ceux qui mettent tant de choses à notre débit. Vous serez responsables de notre chute dans les classements internationaux de moralité et vous mettez à mal les efforts entrepris dans ce pays par un roi qui s’échine à enrichir la nation pendant que vous œuvrez à vous enrichir.

S’enrichir n’est pas un mal, quand on prend des risques et qu’on travaille, mais jouir impunément d’avantages indus, et quand bien même légalement, si.

 

Chers Messieurs, vous montrez que vous servez ce roi et ce pays, mais vous n’oubliez pas de vous servir, ô vous qui gagnez si bien votre vie. Si vous l’aimiez ce pays, vraiment, vous auriez travaillé plus en acceptant de gagner moins, sachant que ce que vous gagnez est amplement suffisant à vous assurer une vie plus que confortable, progénitures comprises. Et si tel n’est pas le cas, allez dans le privé, et renoncez à la fonction publique, qui doit être faite de discipline, de sacrifices et d’abnégation, et non de rapines, d’artifices et de tentations.

Le peuple marocain de Facebook et d’ailleurs a très largement protesté contre cet arrêté et ceux qui en ont bénéficié. A lire le communiqué des deux ministères, il ne reste plus qu’une alternative : amender l’arrêté ou… changer le peuple. Dans l’intervalle, « bon appétit, Messieurs… ».

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