Futur gouvernement : la guerre des « légitimités » n’aura pas lieu, par Hatim Benjelloun

Futur gouvernement : la guerre des « légitimités » n’aura pas lieu, par Hatim Benjelloun

La notion de démocratie est aujourd’hui au cœur d’une bataille idéologique qui, à mon sens, crée une confusion réelle sur les enjeux et les défis réels auxquelles est confronté notre pays. Le grand paradoxe qui tiraille cette notion est la bataille tirée entre les chantres d’une démocratie « Grecque » plurielle et dialectique et les promoteurs d’une technocratie « FMIste » aguerrie aux méthodes de la bonne gouvernance.

Si j’introduis ma réflexion sur ce débat sémantique, c’est qu’il se pose avec acuité, durant cette période post-électorale. Avec passion mais aussi un brin de détachement, je lis, et j’écoute les observateurs. A juste titre, certains s’inquiètent de cette situation sclérosée, tandis que d’autres désespèrent des méthodes kafkaïennes pour former un gouvernement, censé conduire la destinée de tout un pays. Si certains n’hésitent pas à condamner fermement le jeu politique en cours, criant à l’hérésie démocratique, de mon côté, certes avec un sens aigu de pragmatisme, je juge cette dynamique et cet espace-temps politique naturels, voire légitimes. Si je résume la position de certains observateurs et analystes politiques, ce jeu de négociation n’est qu’un relent de l’histoire politique du Royaume, et qui déshonore l’élan démocratique du pays. Le Chef de Gouvernement, dont le parti est arrivé en tête des suffrages, serait confronté à cette « main invisible », qui n’a même plus la décence de se cacher. Une main qui empêche, de tout son poing, le processus démocratique de se dérouler dans le bon sens de l’histoire constitutionnelle du pays. Une main qui ose froisser les bulletins de votes des citoyens qui ont voté, laborieusement et avec un sens abouti de l’engagement citoyen. Le comportement erratique, ostensiblement dépressif, du nouveau et ancien chef de gouvernement serait donc normal, comme si nous assistions à une sorte de « Traviata » à la marocaine.

D’autres, moins « fan » du chef du parti islamiste profitent de l’occasion pour discréditer la teneur, la consistance et la compétence d’un Chef de Gouvernement, censé maîtriser l’art de l’équilibre politique et sommé de briller par une forme d’intelligence situationnelle, au nom de l’intérêt suprême de l’Etat. Son entêtement ne serait que le signe manifeste d’un Ego-Trip, guidé par un sentiment de superpuissance au lendemain des suffrages. Et même s’il gagnait quelques instants de lucidité, les grands Totems du parti islamiste ne sauraient accepter une quelconque entorse au jeu, dit démocratique.

Les deux théories se tiennent, et tant que les coulisses demeureront dans le secret des petits jardins, toutes les analyses sont intéressantes… pour combler cette attente si dérangeante sur le plan institutionnel, économique et social, mais surtout psychologique.

Quant à moi, je me passionne et me délecte de cette attente. Elle est à mon sens l’expression d’une sorte de « maïeutique » institutionnelle et politique, que l’on peut retrouver partout ailleurs dans le fonctionnement de notre économie et de notre société : les grandes décisions sont des accouchements difficiles au Maroc, pour le meilleur et pour le pire.

Tout d’abord, la Monarchie est par définition l’anti-thèse du temps au sens occidental du terme. La monarchie transcende l’espace-temps, et défie les règles classiques de la démocratie qui imposent d’agir, de réagir et de sur-réagir dans des délais aussi courts que les mandats qu’elles génèrent. La Monarchie ne dure pas, elle perdure. C’est pourquoi, je reste pantois lorsque certains commentateurs arrivent, par je ne sais quelle gymnastique intellectuelle, à transposer le temps des démocraties occidentales à notre champ politique marocain. Notre Constitution, aussi nouvelle soit-elle nous impose en effet des règles institutionnelles, mais aucune règle ne peut transgresser l’essence fonctionnelle de notre Monarchie : agir sur le long terme, le très très long terme.

Ensuite, et au fur et à mesure de mes modestes expériences sur la scène politique, je me suis complètement rangé dans le camp du scepticisme « anti-démoccidental ». Que signifie ce néologisme de circonstance ? La première erreur que l’on commet dans notre appréciation du champ politique marocain, c’est notre propension à utiliser une grille de lecture strictement européenne, avec sa sémantique, ses outils, ses référents (culturels et politiques), pour analyser le jeu politique marocain. J'ai parfois l'impression que certains observateurs éteignent leur TV sur TF1, France 2 ou BFM, et pour les plus zélés ferment Le Monde ou le Figaro, pour ensuite commenter la vie politique marocaine. Moi je serais plutôt très étonné que dans notre système Monarchique, le...

parti arrivé en tête des élections forme un gouvernent en sept jours avec une liberté démocratique « digne des essais de Rousseau ».

Définitivement, je suis convaincu que le Maroc construit sa propre démocratie qui d’ailleurs, reste pour un moi un régime obsolète, à l’heure de l’essor fulgurant et irréversible des technologies, des communautés transnationales et à la veille du transhumanisme. D’une part, notre système électoral est bien particulier, il faut l’admettre et l’assumer : une sorte d’hybridation entre le vote idéologique, minoritaire et marqué par un fantasme « religio-messianique », et un vote technique, majoritaire, basé sur le système de notabilité. Puis il y a le vote sur les réseaux sociaux, exprimant le dégout et le rejet de toute participation démocratique, et glorifiant le Roi comme seul et unique pourvoyeur de développement pour notre pays. Alors pourquoi sortir l’argument de la légitimité « populaire » d’un seul et unique parti ? Qui d’entre nous a voté pour un programme, avec sa composante sociale, économique, culturelle, institutionnelle, etc ? Qui de nous est allé aux urnes avec un espoir réel que son vote allait se conjuguer à une dynamique collective pour se transformer en projet de société ? Cette forme hybride du vote marocain est à prendre en considération dans notre analyse du réel. De fait, dans ce système, le parti arrivé en tête est aussi légitime, que le reste de la locomotive. Les partis dits « makhzeniens » disposent qu’on le veuille ou non d’une légitimité, car issus d’une volonté circonstanciée du système monarchique. Avec le temps, certains de ces partis, à défaut d’avoir développé une idéologie soutenable dans un pays désidéologisé, ont légitimé leur existence à travers une force technocratique. Celle-ci est d’ailleurs la cheville ouvrière de l’émergence du pays depuis plus d’une décennie.

Et enfin, dernier point, les épreuves du temps nous ont bien démontré que la Monarchie, rodée depuis plus de 12 siècles aux évolutions institutionnelles et politiques du pays, joue et continuera à jouer un rôle majeur dans les champs institutionnels de notre pays. Il ne faut pas oublier, qu’avant d’être ces citoyens qui s’enorgueillissent d’aller aux urnes, nous restons des sujets du Roi, « King subjects » comme diraient les Anglais, un terme qui, à mon grand regret, a été voué aux gémonies par l’ex-colon, pour le rendre complètement péjoratif.

Le lien qui unit le peuple à son Roi transcende les succès politiques de tel ou tel parti, et ce quels que soient les talents d’orateur et de communiquant de son leader. Le Chef de Gouvernement, avant de former un gouvernement représentatif du peuple qui l’a élu, doit également former un gouvernement qui respecte le lien intangible qui lie le peuple à son Roi. Ce dernier a respecté le suffrage, dans le respect des institutions, en nommant M. Abdelilah Benkirane Chef du Gouvernement ; au tour de ce dernier, de respecter l’équilibre institutionnel qui guide notre pays. Le Chef du Gouvernement se doit de choisir les alliés les mieux outillés, et les plus compétents, pour former un gouvernement légitime sur tous les plans.

Le leader du parti islamiste a révélé son talent de politique, a démontré son amour pour le pays et a surtout réussi, bon gré mal gré, son premier quinquennat. Maintenant, et par analogie au principe du « transfert de compétences » entre les multinationales, souvent stigmatisées par leur posture « dominatrice », et nos entreprises locales nécessiteuses d’expertises nouvelles, le Chef de Gouvernement devrait  apprendre à capitaliser sur l’expérience et l’expertise d’autres formations politiques, pour renforcer son « pedigree » idéologique, et certainement élargir le spectre de sa légitimité aussi bien auprès des citoyens marocains qu’auprès de l’institution monarchique, demandeuse d’alliés solides pour traverser les turbulences que notre pays s’apprête encore à affronter… Et de la même manière, nous espérons des autres formations de repenser leur modèle érodé, de tirer les meilleures leçons de ces élections et d’étudier les « Best practices » du parti arrivé en tête des élections. Si les plus grandes entreprises internationales ont su adopter l’esprit de « coopétition », en lieu et place des modèles de concurrence vindicatifs, rien n’empêche notre pays de raisonner à travers ce paradigme.

Pour finir, il serait bon de méditer sur cette belle citation du philosophe Théodore Jouffroy, autrement plus belle que certaines inepties de Ibn Tammya : « Il faut choisir de deux choses l'une : ou souffrir pour se développer, ou ne pas se développer, pour ne pas souffrir. Voilà l'alternative de la vie, voilà le dilemme de la condition terrestre ».

 

 

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