La psychologie du jeûneur, par Ahmed Aassid

La psychologie du jeûneur, par Ahmed Aassid

Le débat ramadanien sur le droit des individus à consommer dans l’espace public a pris des tournures diverses. Certains ont mis l’accent sur l’aspect juridique, avec l’article 222 du Code pénal réprimant « le non-jeûne en public » ; d’autres ont privilégié le côté juridique des libertés individuelles, et d’autres enfin ont préféré défendre la position du statu quo pour ne pas ébranler la tutelle sur la société. Mais le plus important, et le plus négligé, reste cependant l’aspect ayant trait à la culture des individus et leurs comportements, qualifiés par le pouvoir comme étant « la nature de la société ».

Ainsi, le débat ne traite pas uniquement du droit des individus à consommer pendant le ramadan s’ils sont d’une autre confession que la religion majoritaire ou même athées, un point tranché tant du point de vue religieux que juridique, même si le pouvoir fait preuve de rouerie en considérant tous les Marocains musulmans à la naissance. Non, le débat concerne la violence de la société et de ses membres qui atteint souvent des degrés de brutalité totalement injustifiés et qui dénotent du niveau d’arriération et de perturbations dans le système de valeurs dans notre société.

C’est cela qui est présenté par les courants conservateurs comme relevant des traditions de la « communauté » et de son pouvoir dominateur. Dans cette logique, la violence des individus et des groupes sociaux est également présentée comme appartenant à la « nature de la société » et de ses « fondements profonds ». La même position est reprise par les autorités qui font montre de complaisance envers les agresseurs, réprimant les victimes de violences qui réclament les libertés pourtant reconnues dans le référentiel revendiqué par ces mêmes autorités, et détournant les yeux des agissements violents et agressifs, qui n’ont aucune raison d’être du fait même qu’ils sont justifiés par la question de la religion qui n’a pas de contraintes et qui ne doit être imposée à personne par personne, au nom de la différence, de la conscience et des libertés.

Tout ceci nous conduit à évoquer le non-dit dans ce thème, à savoir la psychologie du jeûneur, sa pratique, son comportement au moment du jeûne et sa vision sur ceux qui diffèrent de lui. Partant de ces postulats, on relève que le problème de la violence n’a aucun lien avec la religion en elle-même, mais plutôt avec la question des fondements de l’ordre public, supposé pourtant s’appuyer sur des principes et des lois neutres en matière de confession, tant est que nous sommes sensés être dans une configuration d’Etat moderne pour lequel nous avons opté quand nous avons renoncé depuis des siècles à l’idée d’un Etat religieux.

Pour le jeûneur, « le jeûne est la maîtrise des envies du ventre et des désirs du bas-ventre, de l’aube au crépuscule ». Cette pratique est dédiée à Dieu et non à ses créatures, et elle aspire à la rédemption et à une vie meilleure, et récompensée, dans l’au-delà.

Dans cette approche, il n’existe rien qui impose au croyant jeûneur une responsabilité sur les pratiques et les agissements des autres. La religion n’oblige personne à surveiller ce que font les individus et à faire « justice » soi-même. Le jeûne de l’un n’est en rien lié à celui des autres.

Si l’on retient ce principe que la foi est un choix individuel, librement opéré et rationnel, alors on peut considérer que l’agression d’un croyant par un autre est un comportement étrange proscrit par la religion elle-même. En effet, si un  jeûneur  serein et apaisé en avise un autre qui ne jeûne pas, il devrait normalement être saisi de compassion à son égard, considérant que cet individu se prive des mérites du jeûne et des récompenses qui vont avec dans la vie après la mort. Et la dernière chose que l’on pourrait attendre de ce croyant est qu’il fasse montre de violence contre cet autre, car cela irait contre l’apaisement et la sérénité qui doivent être de mise. Et c’est ainsi que cela se passe dans les sociétés occidentales quand un musulman jeûneur croise des personnes qui s’alimentent, même quand ces personnes présentent les phénotypes et apparences extérieures de « musulmans ».

Et donc, en conséquence, la violence des jeûneurs et leurs comportements et emportements ne sauraient être imputables à la religion ou à ses indications et préceptes. Ces agissements participent plutôt de facteurs psychologiques, sociaux et politiques établis, que l’on peut décrire à travers les 7 points suivants.

1/ Si un jeûneur prend sur lui d’agresser un autre qui ne jeûne pas, c’est en raison de l’existence d’une loi qui permet de châtier celui qui se nourrit en public. Ce jeûneur  se considère comme un auxiliaire des services de police, chargé du contrôle des comportements des individus dans son environnement, alors qu’en réalité personne ne lui a conféré cette tâche et ce pouvoir.

2/ Le jeûneur est animé d’une sorte de jalousie personnelle car, pendant que lui est privé, il regarde autour de lui d’autres qui s’autorisent à ne pas jeûner, en toute impunité. Et du fait qu’il ne peut, lui, se permettre et assumer  de rompre son jeûne, renonçant ainsi à cette pratique pour rejoindre les rangs des non-jeûneurs, car cela créerait des perturbations dans sa croyance, alors il préfère adopter une posture autoritaire agressive pour ramener les brebis égarées (telles qu’il...

les voit) dans « le droit chemin », partant du principe que ces gens qui ne font pas comme lui « provoquent les sentiments des jeûneurs ». Ce comportement est issu d’une forme d’amertume et de ressentiment et il ne saurait être dépassé que si tout le monde fait la même chose car le jeûne serait ainsi, pensent les jeûneurs, plus facile si tout le monde s’y soumet.

3/ La religion, lourdement instrumentalisée en politique par le pouvoir, devient le fondement de l’ordre public alors qu’elle devrait rester limitée à la sphère et aux orientations personnelles. Or, l’ordre public ne doit pas inclure les confessions, convictions et croyances, qui sont des attitudes différentes selon les individus. En effet, l’ordre public doit se construire sur des lois et des juridictions neutres et indistinctes selon la couleur, la race, la religion ou la langue. Autrement, la voie serait ouverte à tous les abus et injustices. Et c’est cela, le droit positif, qu’on appelle libertés dans les référentiels internationaux des droits de l’Homme, un concept que les courants conservateurs ne réussissent pas encore vraiment à assimiler.

4/ Les jeûneurs estiment que ceux qui ne jeûnent pas font peu de cas de leur croyance, qui doit être respectée par tous. Ces jeûneurs font donc la confusion entre le respect des croyances et les pratiques qui vont avec. En effet, respecter une religion ne signifie pas nécessairement y adhérer ou sacrifier à ses rites. Aussi, ne pas jeûner n’implique pas forcément un manque de respect pour l’islam, respect qui passe par celui des pratiquants qui doivent avoir toute latitude de s’adonner à leurs croyances. Et tout cela indique qu’il n’est donc pas nécessaire pour un individu de jeûner pour montrer sa considération envers la religion.

5/ Les jeûneurs n’ont pas vraiment assimilé le concept d’espace public dans l’Etat moderne, en cela qu’ils estiment que cet espace est réservé aux seuls musulmans, considérés comme une « communauté » (Jamaâ) fermée et intégrée. Formant une majorité écrasante, ces musulmans pensent que les autres, forcément minoritaires, doivent se dissimuler aux regards de la société. Cela est prouvé par les propos de certains dirigeants du courant conservateur qui reconnaissent le droit à un musulman d’embrasser une autre religion, à la condition qu’il n’en fasse pas étalage en public et qu’il pratique ses rites chez lui, à l’abri des regards.

6/ La défaillance du système éducatif marocain qui enseigne la matière de l’ « éducation islamique » et scinde la société en deux, les « musulmans » et les « mécréants », avec une préférence évidente pour les premiers et une hostilité à peine masquée pour les seconds.

7/ L’idée que la stabilité du pays passe nécessairement par la religion et le « tissu religieux » comme l’appelle trop souvent trop de monde, alors même que le véritable tissu d’intégration est la citoyenneté et le sentiment d’appartenance à un Etat, en plus de la justice, de l’égalité et de l’équité, de la juste répartition des richesses… Cette appartenance nationale ne tient aucun compte de la religion, de la croyance, de la couleur ou de l’origine familiale et/ou sociale. Les gens peuvent différer sur ces points mais leur citoyenneté marocaine est une et indivisible. Aussi, prétendre que la religion est le ciment de la nation vient de la fragilité de la construction démocratique, de la faiblesse de la légitimité du pouvoir, de la peur de l’Autre et du faible niveau de confiance dans les institutions, et c’est cet ensemble qui renforce la foi dans les groupements confessionnels, raciaux, religieux ou tribaux, fragilisant d’autant les liens nationaux et la citoyenneté.

Tous ces éléments ont été relevés semble-t-il par le Dr Ahmed Raïssouni après que sa raison l’eut conduit à affirmer qu’il n’y a aucune possibilité à imposer une croyance aux gens et à les punir s’ils n’appliquent pas les rites prescrits par leur religion. A l’inverse, le Dr Saïd Chabar ne reprend pas cette idée malgré sa logique et sa clarté. Il vient d’ailleurs de signer une tribune où il complique encore plus les choses et tombe dans des contradictions sans fin entre, d’une part, l’individu, la citoyenneté, la liberté et l’égalité et, d’autre part, les notions d’ « obligation », de « glorification », de « foi » et de « communauté ». Le Dr Chabar considère aussi que le Maroc se fonde sur une histoire monolithique sur le plan des fondements et qui impose un modèle figé de piété. Mais, en réalité, si le Maroc contemporain est certes le produit de son histoire, cette histoire n’est pas fermée et définitive mais s’inscrit, comme ailleurs, dans un processus d’évolution que les théologiens ne prennent pas en considération car leur objectif est la préservation des acquis, même si ces acquis impliquent des apparences de sous-développement et entérinent les conditions de ce sous-développement.

Cela étant, si la position du Dr Raïssouni s’attelle à la problématique du Code pénal et de l’intervention de l’Etat, elle ne règle pas pour autant l’implication de la société et la violence de ses membres car le théologien laisse le soin de la réaction à cette même société sans s’interroger sur sa psychologie collective ni sur ceux qui en sont en charge et qui l’encadrent. Raïssouni ne se pose pas plus la question de savoir si les pratiques sociales reflètent la modernité et une forme de renaissance ou si, à l’inverse, elles symbolisent une crise morale et une détérioration des comportements.

(Traduction de PanoraPost)

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