Analyse - Les jeux de hasard, entre idéologie (du ministre) et réalités (du terrain)

Analyse - Les jeux de hasard, entre idéologie (du ministre) et réalités (du terrain)

Depuis qu’il est en fonction, le ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement n’a de cesse de bloquer par la loi les publicités pour les jeux de hasard. La raison officiellement invoquée est de protéger les populations fragiles, et surtout les jeunes, de l’addiction que procure cette activité ludique. Mais est-ce vraiment cela la cause réelle de l’attitude du ministre, par ailleurs l’un des principaux théoriciens du PJD ? Sans doute non, et une immersion dans le monde du jeu montrera que les soubassements idéologiques et électoralistes priment dans l’esprit d’el Khalfi.

Avant toute chose, il faut connaître la finalité des organismes chargés de gérer les jeux dans les différents Etats, et au Maroc où ils sont au nombre de trois, la Loterie nationale, la Marocaine des Jeux et du Sport (MDJS) et la Société royale d'encouragement du cheval (Sorec).

Objectifs des organismes publics du jeu

La raison d’être de ces organismes est double, l’une entraînant l’autre comme corollaire : Etre un rempart au jeu clandestin en encadrant les adeptes tout en prévenant l’addiction, et financer des causes admises comme nobles (actions sociales, filière équine et sport) au moyen des bénéfices engrangés.

Si on laisse une activité justement ou injustement décriée sombrer dans la clandestinité, on ne sait plus ce qu’il en advient, ni comment évoluent ceux qui la pratiquent, ni enfin ce que devient l’argent gagné. Contrairement aux moralisateurs qui affirment que les jeux de hasard et la publicité qui en fait la promotion versent dans l’encouragement du vice, on part du principe que les joueurs joueront et que les parieurs parieront… et que si ce n’est pas fait dans la légalité, au sein de circuits, officiels, ce sont les filières clandestines qui assureront le spectacle, les gains, les addictions malsaines et les opérations financières incertaines.

Les organismes de jeux au Maroc ou ailleurs sont donc engagés dans un processus d’encadrement d’une activité, usant de leviers connus, et admis par l’Association mondiale des loteries (laquelle a décerné à la MDJS le niveau 4, le plus élevé, de la certification « jeu responsable »).

Dangers de l’absence d’organismes officiels de gestion des jeux

Si le jeu est déclaré amoral, et interdit, ceux qui en ont la passion iront vers d’autres canaux, par excellence mafieux. Ces circuits ont fait l’objet de plusieurs recherches et études, ce qui a renforcé les politiques publiques d’encadrement du jeu.

Le plus dangereux dans ces circuits est que l’on ne sait pas où va l’argent ni à quoi il est utilisé. Et dans la conjoncture actuelle, la tendance est à l’assèchement de ces circuits illégaux et criminels qui favorisent toute une série d’activités illégales, voire dangereuses, qui commencent par le crime organisé pour aboutir, qui sait ?, dans la poche de terroristes. Les voies des bookmakers sont inter-pénétrables, en effet…

Au Maroc, il existe toutes formes de jeux clandestins dans les quartiers populaires et même dans les cercles plus mondains ; les machines illégales, ou « riyachate » (les « plumeuses », littéralement), la « aïta » ou encore les paris clandestins, informels et donc criminels.

Pourquoi faire la publicité de ces organismes de jeu ?

Pour, essentiellement, prémunir et protéger la société marocaine en canalisant les joueurs vers une offre légale et responsable. Prémunir contre les addictions et protéger contre les circuits parallèles.

Si la protection contre le crime organisé qui n’a d’autre souci que de gagner le maximum d’argent est un objectif clair avec des moyens connus, qu’en est-il de la protection des joueurs contre eux-mêmes ? Cela passe par le principe du « taux de retour ». Plus on gagne, en effet, et plus on joue. Les casinos, par exemple, reversent 90% des mises, encourageant les joueurs à miser encore et encore… La MDJS, pour ne citer qu’elle dans l’activité du jeu au Maroc, ne reverse que 57%. Ainsi, si le joueur gagne, il n’est pas irrésistiblement attiré car il ne gagne pas à chaque mise.

Si, donc, les organismes officiels disparaissent des écrans, des médias, des supports publicitaires et, plus généralement, de l’esprit des joueurs, ces derniers iront spontanément vers l’autre offre de jeu, illégal et addictif, et tomberont entre les mains des mafias qui essaiment ici et là.

Un problème de santé publique serait alors posé, en plus de celui de la criminalité, sans compter le manque à gagner pour l’Etat et la baisse des concours financiers apportés au sport.

Combien gagnent, à qui appartiennent et que reversent, les organismes du sport au Maroc ?

Les trois opérateurs nationaux que sont la Sorec, la Loterie nationale et la MDJS réalisent respectivement un chiffre d’affaires de 6,5 milliards de DH, 530 millions de DH et 1,64 milliard de DH. Ils ont engrangé un CA cumulé de 45 milliards de DH sur les 5 dernières années et ont reversé en impôts et taxes à la Trésorerie du royaume environ 5 milliards de DH sur la même période.

A cela il convient...

d’ajouter plus de 3 milliards de DH attribués aux actions sociales, à la filière équine et au sport sur la même période.

 Cela donne une idée de l’ampleur du financement des activités illégales si ces trois opérateurs venaient à disparaître, ou à ne plus faire leur promo, ce qui revient au même.

L’organisme financier qu’est la CDG par excellence détient 90% de la Loterie nationale (les 10% restants sont aux mains de l’Etat) et 10% de la MDJS (contre 90% pour le Trésor public). Quant à la Sorec, elle appartient en totalité à l’Etat, directement ou à travers des mutuelles et coopératives équines.

La MDJS verse l’entièreté de ses gains au Fonds national du développement du sport, dont l’ordonnateur est… le ministre de la jeunesse et des sports. La Loterie nationale prélève 20% de son CA qu’elle reverse au Trésor et son bénéfice est reversé à la Fondation CDG pour financer des activités sociales ou sportives. Quant à la Sorec, une fois ses charges défalquées, elle finance avec la totalité de ce qui reste la filière équine (haras, concours, salons…)

Pourquoi Mustapha el Khalfi agit-il à contresens de la logique ?

Il semblerait que le ministre de la Communication est tiraillé entre sa logique technocratique et son idéologie politique. D’un côté, il veut interdire les jeux de hasard partout (il l’a déjà fait pour l’audiovisuel public et privé et s’apprête à poursuivre dans les médias, classiques et électroniques) et de l’autre, il est bien conscient que ce secteur procure, en plus de l’Etat, une manne au secteur de l’information dont il est le tuteur gouvernemental. Alors il a proposé de remplacer les CA publicitaires aux médias par une subvention directe.

A supposer que pour tous les médias confondus, la subvention directe soit d’environ 80 millions de DH, cela ne représente que 15 à 20% de ce que perçoit l’Etat de l’industrie du jeu. La supercherie morale et politique est évidente car la posture consistant à annoncer urbi et orbi que le gouvernement a interdit la publicité des jeux sur les médias ne révèle par que ledit gouvernement en retire de substantielles ressources, soit 5 milliards de DH sur les 5 dernières années, dont 4 de gouvernement Benkirane et de ministère el Khalfi ! La supercherie politique est que l’effet d’annonce est très payant sur le plan électoral pour les masses populaires qui ne connaissent pas les dessous du secteur ni la manne financière qu’il procure à l’Etat.

Mustapha el Khalfi est donc dans une posture idéologique et électoraliste, la première pour préserver son éducation politique et la seconde pour en tirer profit dans les urnes. Et pourtant, le grand modèle du PJD marocain est l’AKP turc, et c’est sous le règne d’Erdogan que Sportoto, équivalent de la MDJS en Turquie, a réalisé un bond de géant en parts de marché, passant de 4 à 55% de 2004 à 2012 pour atteindre un CA de 3,5 milliards de $.

Il est intéressant de noter au passage que la publicité pour les jeux est permise en Turquie et que la MDJS a noué un accord de partenariat avec son homologue turque au mois de mai dernier.

Pourquoi le ministre de la Communication se trompe-t-il ?

Mustapha el Khalfi fait fausse route sur plusieurs plans :

1/ Sur le plan moral, il clame et proclame vouloir protéger les jeunes, mais il ne dit pas tout sur les enjeux de santé publique et il tait soigneusement que son gouvernement à connotation islamiste se finance sur la manne des organismes des jeux.

2/ Sur le plan politique, il semble avoir pensé seul, avec son département, à la politique d’interdiction des publicités des organismes de jeux, sans consulter les autres départements concernés, à savoir la santé (addictions), l’intérieur (lutte contre la criminalité), le numérique (les jeux en ligne), les finances (ressources publiques)… La démarche du ministère n’a donc de participative que le nom.

3/ Sur le plan professionnel, puisqu’on lui impute la volonté de vouloir placer les médias sous sa coupe financière à travers les subventions qu’il attribuerait pour compenser les CA de publicité des jeux, mais il ignore que bien qu’importants, ces gains ne dépassent pas 5% des CA des médias.

 

Et donc, pour interdire la publicité des trois opérateurs des jeux, il serait meilleur, pour le gouvernement et el Khalfi, pour le grand public et pour les médias, d’engager un vrai débat sociétal pour déterminer les enjeux de la question au lieu de freiner les jeux, hors de toute réflexion technique, sociale, financière et sécuritaire. Si personne n’a contesté les interdictions de publicité pour produits alcoolisés et les tabacs, il n’en va pas de même pour les promotions des jeux de hasard. Il doit y avoir des raisons à cela : Mustapha el Khalfi les sait fort bien, il faut maintenant les faire connaître au grand public.

Aziz Boucetta

 

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