Une opinion publique fondée sur des bulles médiatiques, par Sanaa Elaji

Une opinion publique fondée sur des bulles médiatiques, par Sanaa Elaji

Aujourd’hui, que nous le voulions ou pas, les réseaux sociaux et les sites d’informations, sérieux soient-ils ou non, occupent une place importante dans nos vies et fondent en partie nos réactions, fabriquant une opinion nationale et influençant les populations.

Lors d’une précédente édition de l’émission Macharif, le journaliste, poète et ami Yassine Adnane avait reçu le spécialiste en médias qu’est le Dr Abdelwahab Rami. L’amission avait pour thème l’opinion publique et la rumeur : qui façonne l’opinion publique au Maroc ? Quel est le rôle tenu par les médias dans la fabrication de cette opinion publique ? Nos médias sont-ils effectivement aptes et adaptés à l’encadrement de cette opinion ?

Parmi les points fondamentaux soulevés lors de ce programme, celui de l’interaction entre les différents intervenants : les médias fabriquent-ils aujourd’hui l’opinion publique ou, à l’inverse, les discussions de cafés de commerce et le populisme ambiant ont-ils pris de l’ascendant sur ces médias, les obligeant à puiser leurs sujets dans la rumeur et le colportage pour assurer plus de visiteurs/lecteurs ?

Nous avons tous vu, ces derniers temps, comment des sites électroniques relevant de groupes de presse supposés avoir un poids au sein de la scène médiatique nationale se sont mis à la recherche du clic, du like et du retweet, en accordant plus d’importance à des faits divers vendeurs servis sous des titres racoleurs et sensationnalistes ; la langue utilisée devient celle de la médisance, privilégiant les bulles médiatiques, accordant la priorité à la rumeur et au cancan, cherchant à attirer le chaland par tous les moyens, sacrifiant la déontologie, oubliant le professionnalisme et œuvrant dans l’immaturité la plus singulière.

Certains de ces sites ont même été jusqu’à « sponsoriser » certains de leurs articles, autrement dit payer les réseaux sociaux afin de conférer une meilleure et plus grande visibilité à ces « papiers », fondés pourtant en partie sur des mensonges ou des inexactitudes. On ne peut contester le fait que, au nom du marketing, des médias paient pour avoir plus de lecteurs et davantage de suiveurs ; mais quand ces articles sont sponsorisés alors même qu’ils colportent des rumeurs et des faits non avérés, parfois créés de toutes pièces, dans le seul but de faire du chiffre, nous nous retrouvons dans une pratique aussi peu professionnelle qu’amorale. Et ne parlons même pas de ce qui se produit au sein de certaines rédactions de journaux imprimés ou de radios, et qu’on pourrait qualifier de véritables crimes médiatiques... Le Dr Abdelwahab Rami a été bien inspiré de dire que les gens des médias peuvent certes être professionnels sans être particulièrement moraux, mais qu’il est bien plus périlleux quand ils perdent autant leur sens du métier que leur morale et déontologie.

Et c’est là que la grande question revient sur le devant de la scène : Les médias créent-ils et orientent-ils vraiment une opinion publique ou, à l’inverse, ce sont eux qui prennent la posture du suivisme, cherchant le sensationnel, le voyeurisme et le cancan, même si cela se fait au détriment des intérêts des gens, de leur vie privée et de leur dignité et même si cela ne reflète pas la réalité et la vérité ?

Que signifie donc de faire commerce de...

la dignité des gens et de leur intimité ? Comment définir ces médias qui cherchent leur croissance dans la médisance et le mensonge ? Doit-on vraiment tirer commercialement et éditorialement profit de la faible  culture médiatique des destinataires, de leur besoin de voir et lire des choses choquantes, sensationnelles, inédites, pour leur servir ce qu’ils veulent, au détriment des règles les plus élémentaires de la profession ?

Ce populisme dangereux qui était limité au début au sein d’un groupe restreint de sites électroniques se propage aujourd’hui, insidieusement, lentement mais sûrement, au sein de rédactions de journaux imprimés et dans des studios de radios qui, au lieu de s’en tenir à leur rôle de leaders porteurs de déontologie, se sont laissés aller et entraîner par les pratiques de ces sites (pour ne pas dire presse électronique)… Si la démarche est commercialement payante, qu’en sera-t-il sur les plans politique, culturel et médiatique ? C’est là la véritable question à poser…

Mais si ce n’était que ça… En effet, depuis plusieurs mois, on assiste à une déliquescence progressive de la qualité du débat, des discussions menées par des gens qui ignorent le sens de la différence et du droit à la différence. Les médias qui ciblent ce type de lectorat, au lieu de les conduire à élever le niveau de leurs échanges, abondent dans leur sens et leur offrent exactement ce qu’ils veulent. Comme le disait si justement le poète et humoriste égyptien Jalal Amer : « Nous sommes des gens très démocrates… Nous entamons une discussion et des échanges d’opinions sur la politique et l’économie, et nous terminons en tensions et échanges d’avis sur le père et aussi la mère ». En effet, vous êtes là, vous discutez avec quelqu’un puis, quand une divergence apparaît, le voilà qui vous affuble des pires insultes et du vocabulaire le plus ordurier qu’il puisse trouver.

Bien évidemment, on excommunie à tour de bras et le plus étrange est qu’un type peut vous agonir des injures les plus sophistiquées s’il vous soupçonne de ne pas partager ses opinions religieuses et ses postures morales… alors que si cet individu prenait la peine de réfléchir un peu, un tout petit peu, il conviendrait qu’il nuit à l’islam et aux bonnes manières bien plus que ceux qu’il insulte si allègrement. Pardonnez-leur, mon Dieu…

Le problème aujourd’hui tient en une seule idée : nous sommes face à des gens qui ne lisent pas, ou si peu. Certains parcourent un ou deux « articles » sur Facebook (de ceux dont on parlait plus haut), puis il s’en va, sûr de son fait. C’est à se demander si ces gens ont lu, un jour, le Coran dont ils parlent tant… Et c’est là que nous revenons au point de départ : certains médias, au lieu de tirer vers le haut leurs lecteurs/visiteurs/auditeurs, aux fins de créer une opinion publique de bonne facture, versent eux-mêmes dans les tumultes ambiants et dans les cancans et verbiages habituels…

Et c’est là la véritable catastrophe, qui nous ramène vers cette forte pensée de Nizar Qabbani : « Les choses se réduisent finalement à une seule idée forte : Nous avons le vernis de la civilisation mais nous avons gardé l’esprit des ténèbres ».

Al Ahdath al Maghribiya

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