Les conservateurs jihadistes, par Noureddine Miftah

Les conservateurs jihadistes, par Noureddine Miftah

Une série qui n’en finit pas d’événements qui succèdent à d’autres…  de l’idylle des deux anciens ministres démissionnaires Choubani et Benkhaldoune à la chanson « atini saki », et aussi le débat animé autour du projet de code pénal et ses articles sur les relations sexuelles hors mariage et le non jeûne durant ramadan et encore la levée de boucliers contre le film de Nabil Ayouch et enfin la diffusion du concert de Jennifer Lopez à Mawazine sur 2M…

Puis on en arrive aux dernières secousses de ce feuilleton ininterrompu, avec l’action des deux militantes françaises des Femen, photographiées et filmées en top less sur l’esplanade de la mosquée Hassan avant leur extradition, et le pendant marocain à cette action, quand un homme s’est laissé prendre en photo en buvant ostensiblement en plein jour pendant ramadn dans le même lieu, et encore cette arrestation et condamnation de deux homosexuels pour échange de baiser en public (ce qui a donné lieu à une manifestation devant leurs domiciles), et l’interpellation de deux jeunes femmes à Inezgane pour cause de tenues vestimentaires inadéquates dans un souk populaire et la préparation de leur jugement programmé pour le 6 juillet, et enfin, cette image de deux individus brandissant une pancarte noire frappée d’une inscription blanche interdisant le port de « bikinis » sur la plage d’Agadir, ce qui a suscité un tollé sur les réseaux et de la part d’opérateurs touristiques condamnant cette action dans une région vivant en grande partie du tourisme…

Que se passe-t-il au juste dans ce pays, et qu’arrive-t-il à sa société ?

Il est clair, certain et évident que nous vivons une transition sociale et sociétale dans laquelle on paie le prix de longues années de dissimulation et d’ambivalence dans la psychologie sociale marocaine, connue de tous et reconnue par tous. Nous vivons également un antagonisme dangereux entre ces élites conservatrices et modernistes d’une part, puis entre elles et une société déchirée entre ses convictions et sa réalité quotidienne.

Et ce qui produit cette succession d’événements chauds en matière de libertés individuelles, d’une manière générale, est l’abus et les excès dont font montre les deux camps, condamnés pourtant à se rapprocher, un jour prochain. Ainsi, on peut considérer que l’action des Femen fut un grand coup de pied asséné à cet équilibre fragile qui conduira un jour la transition sociale marocaine vers une sorte de coexistence entre les valeurs universelles et la particularité marocaine. Mais ce qui a été positif, disons-le, suite à l’initiative des deux lesbiennes françaises est la condamnation unanime dont elles ont fait l’objet, au point que certains modernistes marocains n’ont pas hésité à évoquer un complot extérieur (sic !) dirigé contre le Maroc !

Quant au cas des deux homosexuels, le problème ne consiste pas vraiment dans la réaction abusive de la société à leur égard, sachant que l’homosexualité a de tous temps été acceptée et tolérée au Maroc, avec des homosexuels sus, vus et connus de tous, qui ont toujours vécu en bonne intelligence avec leurs voisins, dans leurs quartiers sans jamais n’être inquiétés par personne… Non, le problème est dans cette partie de l’appareil d’Etat qui montre une très certaine crispation morale, exhibant les photos de ces jeunes homosexuels, avec leurs noms, les poursuivant en justice, laissant penser aux foules que l’homosexualité est une infamie sociale et un délit pénal. Et c’est précisément ce genre de comportement qui présente le risque de ramener le pays en arrière, de...

le plonger dans les abîmes du sous-développement et d’accentuer encore plus la schizophrénie sociale déjà avancée.

Il est vrai qu’il existe aujourd’hui un facteur qui renforce la crispation sociale, et ce facteur est le mois sacré de ramadan. Or, le jeûne durant le ramadan est pour Dieu (« toute action des fils d’Adam est pour eux, sauf le jeûne qui est pour Moi et pour lequel Je saurai récompenser »), mais au Maroc ce mois est devenu bien plus une crispation de la société que l’obligation religieuse qu’il a toujours été. Et c’est au cours de ce mois que la schizophrénie atteint son paroxysme ; les choses parfaitement acceptées les autres mois de l’année deviennent d’un coup strictement interdites pendant la journée du ramadan, alors même que le Créateur n’a interdit durant ce mois que les plaisirs de la chair et de la bonne chère. Plus encore, pire même, ces interdits sociaux, qui peuvent s’exprimer par de la violence et des agressions le jour, deviennent très largement tolérés le soir venu. En effet, un simple tour de Corniche à Casablanca, après 22 heures, nous fait passer de la mosquée Hassan II où des dizaines de milliers de fidèles prient derrière le cheikh Qazabri à Aïn Diab où des milliers d’autres Marocains prennent du bon temps dans les cafés à chicha et les cabarets souriants, cela montrant parfaitement cette extraordinaire schizophrénie qui est la nôtre !

Et donc, le mois de ramadan, et surtout de cette année où la communication fait rage, aura montré le danger de notre réalité sociale et aura mis en exergue le fait que ces voies des élites que nous pensions être le socle de notre modèle de société, ouvert et tolérant, se trouvent désormais dépassées par celles des réseaux. Et nous comprenons mieux alors, maintenant, que cette transition que nous vivons ne sera pas aussi fluide que nous le considérions mais que, au contraire, elle est porteuse de bien des dangers.

Plus étrange encore… alors que certains pourraient penser que nous disposons d’une immunité reflétée par le très large soutien dont ont bénéficié les jeunes filles d’Inezgane, il se trouve que la réalité veut que si ces lignes, ou d’autres du même genre, étaient écrites sur Facebook, elles recevraient des milliers de commentaires faits d’insultes, d’injures, de diffamations et d’excommunications. Les auteurs de cela pensent en effet que la grossièreté la plus crasse est la meilleure manière de défendre la morale… Etrange, très étrange…

Et alors que j’écris ces lignes, voilà qu’une nouvelle vidéo arrive sur le net, où nous voyons un attroupement autour d’un taxi avec à son bord un jeune homme terrifié par les coups portés sur la voiture par des individus énervés de son homosexualité… et dans une seconde vidéo, nous voyons ce même jeune homosexuel à terre, roué de coups de pieds et terrassé par les gifles et les coups de poing, au bord de l’évanouissement !

Cela est un danger. Un grave, un très grave danger que personne ne doit porter au nom de la réaction contre une supposée provocation. En effet, les vrais criminels d’aujourd’hui sont ceux-là qui suscitent ce type d’actes que l’on peut nommer le conservatisme jihadiste, de la même manière que nous avions décrit voici quelques semaines le modernisme jihadiste. L’extrémisme, d’un côté comme de l’autre, est un baril de poudre qui commence à être léché par les flammes. Prenez garde à l’explosion, au prétexte d’un puritanisme improbable et au moyen d’un populisme sanglant.

Al Ayyam

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