Cinéma, réalité et ignorance…, par Sanaa Elaji

Cinéma, réalité et ignorance…, par Sanaa Elaji

La campagne enragée menée contre le film de Nabil Ayouch, « Much loved », est assez révélatrice de ce que nous sommes… des centaines de personnes qui s’en prennent à un film que personne n’a encore vu. Ce film peut être bon, ou non, mais est-il bien sérieux de l’attaquer aussi virulemment sans que nous ne l’ayons visionné ? Est-il bien raisonnable de s’appuyer sur quelques extraits diffusés sur Youtube pour juger d’une production d’une heure et demie ?

Il appartient à qui le veut de ne pas regarder le film, de le boycotter, comme il est du droit de chacun de le voir et de déclarer ensuite qu’il ne l’a pas trouvé à son goût, mais on ne peut le juger sur la base de ces quelques extraits. Et puis, avons-nous le droit d’attaquer une production cinématographique à partir de fondements moraux ? Le cinéma, Mesdames Messieurs, doit être apprécié sur des critères cinématographiques et non relevant de la morale…

Il est clair et évident que ces extraits qui sont passés sur youtube ont été choisis par le réalisateur à des fins de marketing. Il est donc en partie responsable de la campagne médiatique qui a suivi, puisque c’est lui qui a sélectionné ces quelques passages mais, pour notre part, il nous faut admettre certains principes…

1/ On ne peut définitivement pas parler d’un film sans l’avoir visionné. Cela peut paraître évident mais nombreuses sont les personnes à l’attaquer, voire à décider de déposer une plainte en justice, sans avoir regardé la production objet de leur énervement.

2/ Dans un film, les acteurs/actrices ne font qu’incarner des personnages et jouer des rôles. Quand ils embrassent, quand ils ont une relation sexuelle, quand ils tuent, quand ils volent, cela-n’est-que-de-la-fiction. Au cinéma, le pistolet ne tue pas, la corde ne pend pas, pas plus que le sang qui jaillit ou les larmes qui coulent ne sont réels. Les histoires d’amour sont imaginées et imaginaires. Les mauvaises langues et autres sorcières ne sont pas vraies, et les bons samaritains ne sont pas authentiques, et autant pour les salopards… quand donc comprendrons-nous enfin cette vérité qui, elle, est bien  réelle ?

Il nous faut toujours garder à l’esprit cette remarque que m’a faite un ami réalisateur : lorsque nous voyons à l’écran la scène d’un baiser ou de propos doux, il y a autour des comédiens une vingtaine de personnes, au moins, le réalisateur, l’ingénieur de lumière, le preneur de son, le maquilleur…  les acteurs, jouant une scène intime, ne sont pas pour autant dans l’intimité, comme le pourraient penser les spectateurs. Non, ils font leur job, comme la troupe de techniciens qui les entourent, et ils ont leurs contraintes… rejouer la scène plusieurs fois s’il le faut, supporter les impératifs techniques et les aléas de leur métier qui peuvent être bien souvent bien astreignants. Mais il n’empêche que bon nombre de spectateurs pensent que tout cela est réel, que l’amour est amour, que le sexe est charnel...

et que tout cela nous titille et nous révolte, au nom de nos valeurs et de nos us et coutumes.

Et puis, pourquoi ne nous énervons-nous pas autant quand un acteur joue le rôle d’un ivrogne, d’un voleur ou d’un tricheur fraudeur ? Pourquoi ne craignons-nous alors pas pour la pureté de nos valeurs ? Et bien parce que dans ces scènes-là, nous savons que tout cela n’est que fiction. Mais il n’en va pas de même pour les extraits intimes, amoureux, charnels et sexuels ; peut-être par une sorte d’envie que nous ressentons et que nous réprimons.

Dans les scènes de danse du film de Nabil Ayouch, les danseuses ne sont pas des professionnelles du sexe, et les hommes ne sont pas des gens du Golfe. C’est du cinéma, mes chers amis. Du cinéma, de la fiction, un scénario écrit, une trame inventée de toutes pièces…

3/ Le cinéma n’a pas été inventé pour améliorer notre image. Le 7ème art n’est pas le ministère du Tourisme ou encore celui des Droits de la femme. Le cinéma est une industrie de la fiction qui peut nous plaire ou nous déplaire et le réalisateur présente à travers lui sa propre vision, que l’on peut rejeter ou récuser, que l’on peut même ne pas aller voir… mais en aucun cas, nous ne devons nous arroger le droit de critiquer ce que nous n’avons pas visionné ou celui de réclamer l’interdiction d’une production donnée. Il n’appartient pas au cinéma de corriger les travers de la société ou, plus encore, de les traiter. Cela, c’est au gouvernement, composé de plusieurs dizaines de personnes, de le faire, et non pas à un réalisateur, quel qu’il soit.

Et, parlant de nos femmes, de leur image, et dans le cadre de « la lutte contre la prostitution », que diriez-vous que le Maroc emboîte le pas à ces pays qui ne criminalisent pas la profession du sexe, mais les clients de ces femmes ? Pourquoi le client reste lavé de toute accusation alors même qu’il est la demande qui répond à l’offre des professionnelles du sexe ? Serait-ce donc que « l’image du pays » ne relèverait que de la femme ?

4/ Enfin, aujourd’hui, au Maroc, nos salles obscures projettent de bien belles productions, comme « L’orchestre des aveugles » de Mohamed Mouftakir, ou « Khnifist R'mad» (le scarabée des cendres) de Sanaa Akroud… Deux films différents mais, chacun à sa façon, esthétiques, divertissants. Le premier revient avec une certaine nostalgie sur une époque récente de notre histoire et de notre mémoire collective, avec romantisme, amour et beauté qui emportent et transportent le spectateur ; le second s’inspire du patrimoine culturel national avec un jeu parfait des acteurs, une maîtrise de la réalisation et des images divertissantes. Alors, au lieu de nous en prendre à un film que nous n’avons pas (encore) vu, alons donc visionner ces deux productions et donnons notre avis… A moins que, peut-être, nous ne préférions exprimer notre sentiment que dans l’invective, même dans l’ignorance de ce à quoi nous nous attaquons…

Al Ahdath al Maghribiya

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